mardi 14 février 2012

Monsanto vs Montaigne ou comment la notion de poison est en train d'être redéfinie


La nature est depuis quelques décennies la scène d'une lutte vive entre deux conceptions philosophiques ayant pour enjeu des intérêts biens matériels, mais plus profondément l'existence même de la nature, à savoir de quelque chose qui ne serait pas le résultat de l'agir humain. D'un côté les disciples de Bacon et d'un certain Descartes, celui de l'homme qui doit "se rendre comme maître et possesseur de la nature", qui se sont donné comme objet de mettre en œuvre un projet prométhéen où la nature serait à l'image de l'homme, répondant à ses besoins et ses désirs. De l'autre, ceux que nous appellerons les disciples de Montaigne, qui ont pris acte de l'importance toute relative de la raison en l'homme, de l'homme parmi le vivant, du vivant dans le cosmos, et qui en ont déduit que le bonheur ne résidait pas dans l'action sur le monde mais dans une certaine manière d'être qui implique présence et acceptation. "J'accepte de bon cœur et reconnaissant ce que nature a fait pour moi, et m'en agrée et m'en loue" et citant le philosophe romain Cicéron il poursuit : "Tout ce qui est selon la nature est digne d'estime". Lorsqu'on envisage, grâce à notre savoir actuel, ce que représente d'un point de vue temporel la présence de l'homme dans l'univers on ne peut être que confirmé dans cette attitude montanienne.
Pensez : si l'on rapporte l'existence de l'univers à aujourd'hui sur un calendrier où le Big Bang aurait lieu à minuit le 1er janvier, notre ancêtre Lucie apparaîtrait le 31 décembre vers 22 h 30 et Copernic à 23h59 et 59 secondes. De ce point de vue, comme de celui de l'espace que nous occupons, l'action humain paraît bien dérisoire.


Et pourtant, malgré le sable et tous les éléments qui réduisent à néant les projets pharaoniques, certains hommes entreprennent inlassablement de prendre d'assaut la nature pour la transformer. John Francis Queeny créateur de l'usine Monsanto est de ceux-là. Nous ne reviendrons pas ici sur le principe de précaution, bien connu aujourd'hui. Ni sur l'idée développé par Hans Jonas que la distinction nature-culture n'a plus grand sens à l'heure où la nature porte partout la marque de notre action, soit directement, par exemple dans les espèces sélectionnées, orientées, modifiées, créées (pensons à la clémentine créée en 1892, la fameuse "mandarine sans pépins") soit indirectement comme le réchauffement climatique, les modifications des écosystèmes et de notre propre corps. A l'orée de ce troisième millénaire la nature est le produit de la culture et l'homme lui-même est en passe de devenir son propre objet de manipulation. Nous ne parlerons pas non plus de cette foi en la science qui anime paradoxalement tous les grands rationalistes que prétendent être les scientifiques et la foule qui leur fait confiance. Nous ne parlerons même pas de cette indépendance de la science savamment ruinée par la petitesse humaine, la puissance de l'argent, le vice politique, et qui conduisent les adversaires de Monsanto à avoir souvent des décennies de retard avant d'être reconnus. Dans le procès du cynisme de la pétrochimie et de la manipulation du vivant il y aura des collabos (scientifiques, politiques, publicitaires, journalistes, avocats, médecins, etc) des victimes manifestes nombreuses(GI du Vietnam, ouvriers accidentés, milliers de voisins des firmes, etc), des résistants, et comme toujours, une foule inconsciente s’apprêtant à rejoindre la longue file d'attente des cancérologues, endocrinologues, de médecins spécialisé en problèmes de fertilité, en leucémies ou malformations fœtales. De tout cela nous ne parlerons pas.
Ce dont nous sommes en train d'être témoins c'est d'un changement crucial de l'hypothèse fondamentale de la toxicologie. Pour la science, celle qui cherche la vérité et non le pouvoir, le déploiement de ces forces prométhéennes aura au moins permis de revenir sur un paradigme vieux de 500 ans. Celui formulé par Paracelse (1493 -1541). Paracelce était un alchimiste, astrologue et médecin suisse, (une autre époque assurément) et est considéré comme le père de la toxicologie. Il a formulé le principe fondamental de la toxicologie : « Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison. » Ce principe longtemps indiscuté signifie que des substances souvent considérées comme toxiques peuvent être anodines ou même bénéfiques à petites doses (par exemple la désensibilisation à un allergène); inversement, une substance en principe inoffensive comme l’eau peut s’avérer mortelle si on l’absorbe en trop grande quantité. Ainsi Paracelse a vu que le mercure soigne la syphilis, mais, mal dosé, tue. C'est ainsi qu'en 2008 une femme, Jacqueline Henson, dans le cadre d'un régime dont les règles n'avaient manifestement pas été bien comprises, est décédée d'un œdème cérébral après avoir bu 4 litres d'eau en 2h.


Or depuis quelques années les toxicologues sont revenus sur ce principe formulé par Paracelse. Premièrement est remise en cause la notion de seuil puisque dans le cas des perturbateurs endocriniens, chaque dose produirait des effets et ce d'autant plus que l'organisme n'étant jamais en contact avec une molécule seule mais avec un "cocktail" il s'agirait d'adopter un refus systématique. Ce point est d'autant plus manifeste que les test de toxicité avant mise sur le marché porte la plupart du temps sur une seule molécule alors que la réalité du contact ou de la consommation concerne un mélange. Pour prendre un exemple récent assez honteux où le Ministère de la santé a du se plier aux ordres du Ministère de l'Économie et des Finances, et d'une menace en justice de la marque, on peut évoquer le cas du Red Bull qui a finalement été mis sur le marché alors même que l'Afssa (Agences françaises de sécurité sanitaire) avait rendu un avis négatif quant aux effets indésirable sur l'organisme de la taurine et du taux trop élevé de caféine. Et alors que la réalité fréquente du "cocktail Red Bull est : Red Bull-vodka-cigarette", ce qui n'a fait l'objet d'aucune étude.
Deuxièmement en matière de toxicité ce n'est pas la dose qui importerait mais le temps. En particulier la durée de l'exposition et le moment (âge, prise en compte de la latence entre l'exposition et les effets, effets transgénérationnels par des mécanismes de transmissions, par exemple dans le lait de la mère).

C'est de tout cela dont il sera question le 15 mars sur Arte lors de l'émission Le poison quotidien réalisé par Marie-Monique Robin (celle-là même qui devrait être décorée pour avoir réalisé Le monde selon Monsanto).
Pour l'heure les résistants viennent de remporter une victoire. En effet hier, lundi 13 février, Monsanto a été jugé "responsable" de l'intoxication à l'herbicide en 2004 d'un agriculteur français, ouvrant la voie à des dommages-intérêts. Son système nerveux semble en effet avoir été endommagé par le contact avec l'engrais (Lasso) sorti d'un pulvérisateur. Cette victoire constitue une première en France. Mais surtout il me semble clair que les consommateurs doivent considérer aujourd'hui qu'ils ne peuvent compter que sur leur bon sens et leur information pour se protéger. Comme l'écrit l'article du journal Le Monde relatant les moments importants et les conclusions du procès : "A l'audience, son avocat, Me François Lafforgue a reproché à Monsanto d'avoir "tout fait pour laisser le Lasso sur le marché" alors que sa dangerosité avait été établie dès les années 1980, d'où son interdiction au Canada, en Angleterre et en Belgique. Ce n'est qu'en 2007 qu'il a été retiré du marché français."

"La reconnaissance de la responsabilité de Monsanto dans cette affaire est essentielle : les firmes phytosanitaires savent dorénavant qu'elles ne pourront plus se défausser de leurs responsabilités sur les pouvoirs publics ou l'utilisateur et que des comptes leurs sont demandés", a déclaré François Veillerette, porte-parole Générations futures, une ONG qui se bat contre l'utilisation massive de pesticides dans l'agriculture. Disons que c'est pour le moins...optimiste. Mais on ne peut lui reprocher de savourer sa victoire.

En résumé, lundi 13 février 2011 : Montaigne 1 - Monsanto 0.

samedi 14 janvier 2012

Longue vie à l'épicurisme

"Seul celui qui peut se passer de la richesse est digne d’en jouir", affirme Épicure.
C'est en suivant ce principe et au nom d'un retour à la vie réelle qu'il y a un peu plus d'un an, un business man autrichien nommé Karl Rabeder a décidé d’abandonner sa vie de milliardaire, qu’il jugeait beaucoup trop superficielle, pour vivre avec seulement 1000 euros par mois.
Il a vendu son ancien chalet luxueux de 321 m2 avec hammam et vue imprenable sur les Alpes, vendu son entreprise, et utilise sa fortune pour financer une société de microcrédit, qui soutient des projets dans le tiers-monde.



On reproche souvent à l'épicurisme de tourner le dos à la vie politique, préférant l'autarcie à la vie en commun avec les concitoyens. Et effectivement le malheur qui découle des désirs vains comme la gloire, la fortune, les passions, dérive bien de la vie sociale qui cultive l'amour propre, la vanité et les valeurs factices. C'est pourquoi, cherchant la plénitude d’être, le sage fait nécessairement de l’autarcie psychique et matérielle, c’est-à-dire de la capacité de se suffire à soi-même la condition nécessaire et suffisante du bonheur et de la sagesse.
Mais l'histoire a objecté à Épicure que le bonheur solitaire n'existe pas et que le malheur collectif conduit inéluctablement le tumulte et le fracas à frapper à la porte de la communauté si elle ne s’étend pas jusqu'à l'humanité entière. Équilibre difficile entre l'impossibilité d'être heureux dans un monde ignorant des moyens d'atteindre le bonheur et l'incapacité pour l'homme de construire des murs assez hauts pour protéger son corps et sa conscience du malheur du reste de l'humanité.

Mais Épicure accepterait peut-être d'étendre son cercle d'ami et de se préoccuper des affaires publiques si le bonheur était à nouveau une finalité du politique. Il y a plus de 200 ans St Just s'enthousiasmait "Le bonheur est une idée neuve en Europe". Malheureusement, à part l'épisode heureux du programme du Conseil National de la Résistance qui s'intitulait justement "Les jours heureux" le bonheur ne semble plus être une finalité. Il est redevenu un principe honteux chacun étant appelé à prouver qu'il est, avant toute chose, un citoyen productif.
Un espoir cependant : que la proposition du roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, en 1972, d'instaurer en lieu et place du PIB qui valorise aussi bien votre accident de voiture que la vente d'arme, un nouvel indice, le Bonheur National Brut (BNB). Basé sur les valeurs spirituelles bouddhistes, le BNB reposerait sur 4 piliers :
- croissance et développement économiques
- conservation et promotion de la culture
- sauvegarde de l'environnement et utilisation durable des ressources
- bonne gouvernance responsable

Encore faudrait-il être prêt à vouloir être heureux...


Vraiment, "seul celui qui peut se passer de la richesse est digne d’en jouir".