vendredi 18 décembre 2009

Je suis un poète en politique : je crée !


A la suite d'une rencontre avec Cohn Bendit qui en a intrigué plus d'un, cette phrase de Jean-Luc Mélenchon, président et fondateur du Parti de Gauche, a pu surprendre. Surtout dans un pays qui se définit comme cartésien et n'a malheureusement retenu de Descartes (quand il sait que « cartésien » a quelque chose à voir avec l'illustre philosophe!) que la froide rigueur déductive alliée à la mémoire reproductive comme idéal éducatif. Si la France est le pays du bon goût, du savoir, de la culture et de la tradition c'est parce qu'elle est aussi le pays où le grand homme est forcément mort, qu'il soit savant, philosophe, poète, écrivain, héros ou homme politique. Tout le monde vénère Jaurès, Moulin, Sartre ou Hugo mais peu sauraient le reconnaître s'il surgissait aujourd'hui. Et la raison est que l'imagination ne fait pas partie de nos principes ou de nos valeurs . C'est pourquoi cette phrase du philosophe-roi Mélenchon marque peut-être, en politique et ailleurs, le retour de l'art, de l'imagination, de la notion d'oeuvre et du critère du beau, là où on essaye de nous rabaisser au rang d'animaux vaguement sociaux.

En observant les lycéens de la côte basque organiser de pauvres blocus sans imagination, oubliant que la contestation et la révolution sont des jeux sérieux, à l'heure de la énième réforme du système éducatif, à l'heure où il s'agit de créer un monde nouveau pour répondre à une situation inouïe, il est bon de relire un texte essentiel de Baudelaire:

"Mystérieuse faculté que cette reine des facultés! Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile.
Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec des matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens
religieux), il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans imagination? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas
les lois non encore devinées. L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini."

C. Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859

Pour ceux, malheureux, qui ont besoin d'arguments d'autorité : « L’imagination est plus importante que le savoir » (Albert Einstein).

dimanche 22 novembre 2009

A fish doesn’t know it’s in water

Il est étonnant de voir à quel point il est difficile d'identifier, de penser et plus encore de critiquer un système de pensée lorsqu'on y vit. Et inversement il paraît presque incompréhensible, pour ceux qui en sont étrangers, que des peuples entiers vivent ou aient pu vivre si longtemps à l'intérieur d'un tel système de pensée. Ce filtre est en effet comme une sorte d'atmosphère que l'on respire, à travers laquelle nous percevons toute réalité et qui n'est elle-même perçue qu'une fois qu'on en est sortie. Ce que les Allemands appellent Weltanschauung, représentation du monde.

A fish doesn’t know it’s in water.

Or nous avons justement pu avoir une idée de cette eau pour le coup nauséabonde et crasseuse lorsque tous les médias « indépendants » du monde « libre », comme se sont toujours présentées toutes les propagandes, nous ont servi un déluge d'images de commémoration des 20 ans de la chute du mur de Berlin. D'une seule voix l'Europe de la liberté, de la démocratie et de la fraternité s'est levée pour entonner le chant de l'auto-satisfaction. Pendant une semaine les médias se sont entendu pour proposer aux Européens une expérience de programme unique, de pensée unique et nous replonger ainsi in-vivo dans les eaux du totalitarisme. Expérience réussie.

Ainsi peu de voix se sont élevées pour demander si la dictature soviétique avait réellement à voir avec la pensée communiste ou socialiste (celle de Fourrier, Proudhon ou Jaurès, pas le bal des ego incultes et sans saveur dont nous sommes les tristes contemporains). L'heure n'était surtout pas au rappel de ce que le France, par exemple, devait à la résistance communiste. Ce qu'elle avait apporté au programme du Conseil National de la Résistance mis en place au lendemain de la guerre, instaurant le droit de vote des femmes dont la droite n'avait jamais voulu, la création de la sécurité sociale, la nationalisation des crédits, la semaine de 40 heures, la nationalisation de l'énergie, des assurance et des banques (évidence pourrait-on croire), la création du SMIG et l'augmentation de l'impôt sur les grandes fortunes, etc. Toutes ces institutions et décisions ont été le résultat de choix politiques, à un moment où il n'était pas possible de berner le peuple en lui faisant croire qu'il y avait un cours nécessaire de l'histoire. Au moins aurions-nous pu retenir de cette époque que l'idée qu'il n'y a plus d'alternative est la marque du début de la barbarie. Camus, dont on parle beaucoup ces jours-ci, écrivait en ce sens : "La fin de l'histoire n'est pas une valeur. Elle est un principe d'arbitraire et de terreur".

Ces choix, (alors même que la France était en ruine!) ont permis d'instaurer un climat pacifié, réconciliant la France avec elle-même, lui ont permis de s'enrichir, d'offrir un travail à tous, d'assurer une ascension sociale pour tous les hommes de bonne volonté et d'offrir aux immigrés venus de tous les horizons un lieu émancipateur à la hauteur de l'idéal républicain des révolutionnaires de 1789 (ce moment grandiose et fondateur de l'histoire de France semble bien lointain et pourtant c'est toujours à sa lumière que nous nous chauffons et c'est toujours lui qui nous guide).
Aujourd'hui les décisions et discours de de Gaulle seraient considérés comme dangereusement gauchistes et liberticides. Triste spectacle d'une commémoration sans mémoire. Et on mesure là, et comme cela seulement, la distance qui nous sépare d'une représentation du monde révolue et nous pouvons du coup évaluer celle dans laquelle nous errons.

A fish doesn’t know it’s in water.

Au moins, quelques journalistes courageux auraient pu évoquer l'édification des murs bien plus impressionnants et honteux qui se construisent aujourd'hui sur toute la planète. Le 26 octobre 2006, le président des Etats-Unis George W. Bush prend ainsi la décision de renforcer la lutter contre l'immigration en mettant en chantier un mur de 1 200 kilomètres, soit un tiers de la frontière, haut de 4,50 mètres et équipé de caméras et de miradors. Pour peu que cela ne suffise pas les bons citoyens américains patrouillent la nuit et jouent au ball-trap, en toute bonne conscience, avec les miséreux venus chercher fortune. Et dire que notre président voulait nous présenter ce pays, où 1% de la population détient 20% des richesse comme modèle de société! Murs entre la Palestine et Israël, murs des résidences sensés les protéger des perdants de la vaste mise en concurrence des uns contre les autres. Nous n'avons jamais autant construit de murs qu'aujourd'hui. C'est pourquoi il est grand temps que le poisson sortent de l'eau ou en choisissent une moins polluée.

Dire tout cela est bien inconvenant et risquerait de gâcher la fête puisque l'heure est à l'insouciance et à l'inconscience. Et il serait dès lors (un peu) moins facile de faire avaler contre leur gré, à 450 millions d'âmes la Constitution Européenne, les livrant pieds et poings liés au marché et à la libre circulation des marchandises. Mais souvenons-nous quand même que, comme le montre cette photo du photographe collabo Andé Zucca, dans la France occupée, humiliée, piétinée, la foule toujours sûre et contente d'elle-même s'amusait. Et le commerce se portait bien.

jeudi 1 octobre 2009

Politique du légume


Lu dans le numéro des Inrocks de cette semaine. Sébastien Tellier achève sa tournée aux Etats-Unis par Los Angeles, en même temps que Sarkozy (que-le-soleil-pâlisse-en-sa-présence), de Pittsburg, s'adresse au Français. Le journaliste demande à l'artiste ce qu'il pense de cette intervention. Réponse :

"je ne suis pas intéressé par la politique.(...) Il n'y a rien de plus utile qu'un légume, ça se mange, c'est sucré, c'est salé, ça crée la vie. Même quand ça pourrit, ça crée la vie. J'aime autant être un légume."

Les dandys ne sont pas morts!

ps : Aux USA son album, "Sexuality" est distribué uniquement dans les magasins de lingerie American Apparel...Les légumes ont donc bien une sexualité! Et votre esprit n'est pas mal tourné :=)

dimanche 27 septembre 2009

Avis de tempête...ou le ballet des girouettes


Il y a évidemment une mythologie et une mystique du vent qui ont donné lieu à quantité de métaphores dont la signification est finalement assez constante. Le vent est le symbole de l'impalpable, l'immatériel, donc de l'esprit. Et l'imagerie judéo-chrétienne reprendra à son compte cette symbolique après sa tentative avortée de construire une spiritualité libérée des représentations et du culte des images.

Descartes, après sa fascinante expérience de mise en doute de l'existence du monde, sait bien contre quelle puissante force des images il lutte lorsqu'il écrit : "Je ne suis point cet assemblage de membres, que l'on appelle le corps humain; je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre ou imaginer, puisque j'ai supposé que tout cela n'était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d'être certain que je suis quelque chose."
Souvenons-nous de la difficulté que nous avions, petits, lorsque le maître nous disait qu'un point géométrique était l'intersection de deux droites...et absolument rien d'autre, et surtout pas la misérable et vulgaire petite marque de craie blanche sur le tableau. Et bien la conscience chez Descartes, comme le point géométrique, comme le vent, appartiennent à la même famille énigmatique : celle des invisibles qui pourtant produisent des effets.

Un grand philosophe du vent, Alain Cugno, écrit ainsi, dans L'air : "Que l'invisible puisse nous toucher réellement, tel est le grand mystère à éclaircir. Le vent est la force de l'invible, son versant concret."

Cette matérialité invisible opère autour de nous, pénètre en nous de manière obscure et se diffuse dans tout l'espace social. C'est pourquoi il est "naturel", comme disait Jaques Chirac, d'être conduit à une politique du vent, beaucoup moins connue mais tout aussi influente et dont Edgar Faure, qu'on traitait souvent de girouette, a donné la meilleure formule : "ce n'est pas moi qui change, c'est le vent qui tourne."
Autrement dit, même si les vents constituent une grande dynastie et qu'il y a donc plusieurs formes de politique du vent, le grand chef, Eole de la politique, est l'opportunisme.
Opportunisme vient du latin opportunus "qui conduit au port". L'étymologie, neutre et objective comme toujours, nous conduit à l'idée qu'il là d'un certain art politique qui consiste à tirer le meilleur parti des circonstances, parfois en le faisant à l'encontre des principes moraux. Opportunisme est donc père de deux rejetons, Démagogie et Populisme. Il est aussi cousin de Pragmatisme, donc de la famille éloignée de l'empirisme et de l'atomisme.
L'opportunisme s'oppose évidemment à l'idéologie, mais aussi à la morale et à la science. C'est le vieux concept antique de kairos qui surgit ici. Pour un Grec comme Aristote, il y a bien une science propre à notre pauvre monde pétri de contingence, de hasard et d'imperfection. Loin de la perfection du monde des sphères il y a l'art du kairos. Pour les artistes du kairos, c'est-à-dire du moment opportun, le bien n'est pas unique, indépendant des circonstances, identique à lui-même; il est relatif à la situation, à l'instant présent. La même chose peut être bonne ou mauvaise selon les circonstances ; source d'un mieux dans certains cas ou d'un moins bien dans d'autres. C'est pourquoi aussi, pour l'opportuniste, il y a très peu d'actions intrinsèquement mauvaises ou bonnes. Ajouter un nom sur une liste de compte en banque dans des paradis fiscaux peut s'avérer être, ou non, une très mauvaise action. Le corollaire de l'action opportuniste c'est que le résultat est le seul juge. Comme disait Machiavel, grand maître devant l'Eternel (Epicure) de cette philosophie, : "le temps est la vérité de toute chose".

C'est ainsi, qu'à l'occasion des premiers vents un peu plus frais annonçant, avant l'heure, l'arrivée de l'automne, nous avons eu une bonne brise opportuniste venue de l'est. Plus précisément Daniel Cohn Bendit, lors de l"université d'été" d'Europe Ecologie à Avignon s'est écrié dans une de ses habituelles envolées lyriques :

"Vous voulez avoir une majorité, oui ou merde ? S'il faut ajouter le Modem, on ajoute le Modem. Si vous voulez une majorité, il faut aller chercher les gens où ils sont, et non pas là où vous êtes !"

Lorsque les instituts de sondages, les tractations politiciennes et les mouvements d'humeur de la foule sont les instruments de navigation des hommes politiques on peut penser qu'on arrivera effectivement à un port, mais lequel ? Pour qu'il y ait un bon port il faudrait au contraire avoir une idée de ce qu'on cherche, en fonction de critères et de valeurs. A ceux qui évoluent en fonction du cours des vents s'opposeront donc toujours ceux qui montrent le nord, la direction à prendre, le modèle à suivre. Ces hommes ont toujours été les modèles de l'humanité, résistants, hommes et femmes de convictions, rebelles têtus et incorruptibles jusque dans la torture. Jean Moulin, Gandhi, Victor Hugo, Nelson Mandela, Jean Jaurès, etc. Philosophie du chêne qu'aucune adversité ne peut ébranler, même quand il est au sol. L'heure où l'on vénérait les chênes est apparemment révolue. Vient l'ère des roseaux qui plient sous toutes les bottes mais ne rompent pas.

Voilà aussi pourquoi Epicure ne se mêla pas de politique!

A l'heure où on mélange allègrement Blum et de Villiers, Jaurès et les rolex, Guy Môquet et privatisation des services publics, l'hymne de notre temps sera peut-être celui que chantait Jaques Dutronc :

Je crie vive la révolution
Je crie vive les institutions
Je crie vive les manifestations
Je crie vive la collaboration

Non jamais je ne conteste
Ni revendique ni ne proteste
Je ne sais faire qu'un seul geste
Celui de retourner ma veste, de retourner ma veste
Toujours du bon côté

Je l'ai tellement retournée
Qu'elle craque de tous côtés
A la prochaine révolution
Je retourne mon pantalon

lundi 31 août 2009

Difficile liberté!



3 heures et 30 minutes. C'est le temps passé devant la télévision par les Français âgés d'au moins 4 ans. Et pour avoir une idée de ce qui est regardé il suffit d'observer les résultats d'audience. Vendredi 28 août, par exemple, 7.300.000 personnes, soit plus d'un tiers des Français (y compris les enfants et ceux qui étaient dans l'impossibilité technique d'être devant une télé!) étaient devant Koh Lanta...
20,6 millions de personnes devant la TV alors que les vacances ne sont même pas terminées pour beaucoup.

Deux questions en cette fin de vacances d'été : faut-il que le peuple s'ennuie à ce point pour passer devant un robinet à images une telle part de son temps de vie libéré de la contrainte du labeur ? Et le temps passé devant la télévision peut-il être qualifié de libre ou est-il au contraire aliéné ?

Il est toujours étonnant de voir les foules, a priori libérées des obligations professionnelles de leur vie quotidienne, reproduire sur leur lieu de vacances la même organisation et les même rythmes.
C'est ainsi, qu'en plein mois d'août, des millions de vacanciers ont passé leurs soirées du week-end, non sens s'il en est, exactement comme celles du reste de l'année avec séance de nettoyage, dépoilage, déguisement, alcoolisation, tentative de séduction dans le fatras musical orchestré par les professionnels du marché du disque et de la nuit.
L'éternel retour du même week-end, donc, mais ailleurs.

Il n'y a bien que John Travolta dans La fièvre du samedi soir pour rendre sublime un tel spectacle.

Herbert Marcuse explique très bien ce phénomène dans Éros et civilisation(1966) "L'aliénation et l'enrégimentement débordent du temps de travail sur le temps libre. C'est la longueur de la journée de travail elle-même, la routine lassante et mécanique du travail aliéné qui accomplit ce contrôle sur les loisirs, cette longueur et cette routine exigent que les loisirs soient une détente passive et une recréation de l'énergie en vue du travail futur".

Comme quoi la liberté ne se décrète pas et "l'enrégimentement déborde" jusque sur le sable des plages.

C'est pourquoi (c'est là que je voulais en venir!) toute revendication sociale doit prendre en charge la revendication de la réduction de la durée de travail, des inégalités de redistribution de la richesse créée et la défense des acquis sociaux, mais elle doit aussi nécessairement s'interroger sur l'utilisation du temps libéré (ainsi que de l'utilisation des augmentations salariales). Ici apparaît la dualité de la liberté. D'un côté la liberté négative qui a pour objectif de libérer les travailleurs de l'exploitation et des activité aliénantes. De l'autre la liberté positive qui, comme l'écrivait Jean Jaurès dans "l'art et le socialisme", doit faire "pénétrer l'art et la vie de l'art jusqu'au plus profond de la vie sociale".

Pourquoi l'art? Parce que l'art permet de se voir soi-même, de se comprendre soi-même, d'acquérir l'estime de soi, et parce qu'il ouvre des perspectives, permet d'imaginer un autre possible.

C'est ce dont s'est convaincu le jeune Jean Jaurès, âgé alors de 21 ans, et ressentant ce qu'il appelle "l'épouvante sociale" lorsqu'il fait l'expérience du spectacle de la misère ordinaire en arrivant à Paris pour intégrer l'Ecole Normale Supérieure :

"Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais "Par quel prodige ces milliers d'individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ?" Je ne voyais pas bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau ; la pensée était liée, mais d'un lien qu'elle-même ne connaissait pas. La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l'habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, Il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu'ils se confondaient avec elle."

C'est pourquoi la lutte sociale doit être relayée par une proposition politique, qui elle même repose sur une vision philosophique.

Et parce que "ce sont de grandes idées et de grands rêves qui ont fait la vie quotidienne et familière des hommes ce qu'elle est" écrit Jean Jaurès, il faut absolument échapper à l'illusion de la fatalité, du soi-disant cours nécessaire des choses, idées entretenue par ceux qui y ont intérêt.

Vive l'art et l'imagination donc, et vive quand même Travolta!

mercredi 26 août 2009

Vivre sans travailler


Pour le magazine consacré aux placements financiers l'objectif de l'existence est clair : faire travailler son argent. Autrement dit faire travailler les autres à sa place.
Ici on pourrait s'en tenir à l'analyse toujours tristement d'actualité de Marx : le capital exploite ceux qui ne possèdent que leur force de travail.
Mais, pourrait-on rétorquer, si cette exploitation organisée a pour effet de produire des Léonard de Vinci, Rembrandt, Mozart ou Galilée, on pourrait à la limite concéder que ce n'est peut-être pas si grave, ou qu'en tout cas c'est un prix cher payé mais qui participe finalement de la grandeur de l'humanité. Les fameuses omelettes de la civilisation faites avec les nécessaires oeufs cassés du bonheur des hommes.

Pourtant lorsqu'on regarde la couverture de "Le Revenu, Le Magazine Conseil pour votre Argent" on ne peut s'empêcher de regretter un "certain âge d'or" des privilèges (que Proudhon me pardonne!), qui supposait un minimum de mérite et de grandeur. C'est ce qu'on appelle "l'aristocratie". Et ici c'est Hannah Arendt qui a sans aucun doute décrit le mieux, dès 1958, la vulgarité, la médiocrité de notre époque, qui est pourtant l'envers de la médaille de la révolution bourgeoise.

"C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité [...]. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. [...] C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire."

Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne

Mais où est donc l'aristocratie du XXIème siècle?

lundi 24 août 2009

"Le sport, c'est la liberté de l'excès" Pierre de Coubertin


Un ami me fait remarquer très justement qu'il était finalement peu question de sport féminin dans mon dernier article, daté du 20 août. En effet, ce n'était qu'un alibi pour parler d'identité sexuelle. Et l'idée même de ce blog est de montrer entre autre que la philosophie est avant tout une manière d'interroger le monde qui nous entoure, de nous en étonner et éventuellement de modifier nos représentations s'il s'avérait qu'elle soient fausses ou nuisibles, puisque la vérité n'est peut-être finalement que l'utile. Passons.

Toujours est-il que la polémique autour de Caster Semenya m'intéresse d'autant moins d'un point de vue sportif qu'il y aurait beaucoup à redire quant à ce qu'est devenu, et ce qu'a peut-être toujours été, le moteur des Olympiades et championnats du monde contemporains.

Pour cela il faut revenir à la personnalité et la motivation du baron Pierre de Coubertin. L'opinion commune, pléonasme, a bien intégré l'image d'un bienfaiteur de l'humanité, défenseur du dépassement de soi, de l'amitié et de la fraternité entre les peuples grâce à la sublimation de la violence dans la beauté du sport. Voilà pour la carte postale.

Si on y regarde de plus près, Pierre de Coubertin était un grand amateur des écrits fétides du naturaliste anglais Sir Francis Galton, qui toute sa vie tenta de démontrer l'inégalité des races humaines, et fonda entre autre la revue Biometrika dont le but était la sélection d'une race humaine idéale. Il était bercé aussi par les écrits du comte Joseph de Gobineau, l'inspirateur de l'idéologie nazie, comme de Jean Marie Le Pen et qui tenta de démontrer les mêmes merveilles (Essai sur l'inégalité des races humaines). Inutile de s'étendre sur ce fait qu'on pourra vérifier partout, d'autant qu'il ne s'en cacha pas, Coubertin était un conservateur, raciste, belliciste, colonialiste, antisémite et misogyne.

Pour citer quelques pépites de ce grand homme auquel on érige des statuts et dont le nom pare les stades du monde entier :

Dans « The review of the reviews » d'avril 1901, il écrit: "La théorie de l'égalité des droits pour toutes les races humaines conduit à une ligne politique contraire à tout progrès colonial. Sans naturellement s'abaisser à l'esclavage ou même à une forme adoucie du servage, la race supérieure a parfaitement raison de refuser à la race inférieure certains privilèges de la vie civilisée."

"Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte. Le véritable héros olympique est à mes yeux, l'adulte mâle individuel. Les J.O. doivent être réservés aux hommes, le rôle des femmes devrait être avant tout de couronner les vainqueurs." (discours lors des Jeux Olympiques de 1912 à Stockholm).

Et à propos des jeux de 1936 qu'il défendit ardemment : "La onzième olympiade s'accomplit sur un plan magnifique. J'ai l'impression que toute l'Allemagne, depuis son chef jusqu'au plus humble de ses écoliers, souhaite ardemment que la célébration de 1936 soit une des plus belles. Dès aujourd'hui, je veux remercier le gouvernement allemand pour la préparation de la onzième olympiade."

Charmant et délicieusement désuet pourrait-on se dire. Mais la nature et le projet que servent les championnats du monde ont-ils réellement changé?

- On garde les drapeaux pour le patriotisme et l'identification nationale.
- Les lauriers se sont transformés en métaux précieux parce que le symbole n'est plus la gloire mais la réussite économique. Sous le masque séduisant du dépassement de soi et de la force de la volonté les championnats du monde il y a 60 000 dollars pour les médailles d'or, 30 000 pour les médailles d'argent, 20 000 pour le bronze et 100 000 mille dollars pour tout record du monde, sans compter les bonus accordés par les pays et les retombées publicitaires.
- Et l'idéologie raciste s'est métarphosée en culte du corps et de la race pure, telle que Léni Riefenstahl en avait fixé le code esthétique et tel que les chinois en applique les principes techniques en faisant, entre autre, se reproduire entre eux leurs champions (cf Yao Ming dont le coach Wang Chongguang dit "nous avons attendu impatiemment l'arrivée de Yao Ming depuis trois générations"). Sélection et élevage amateur de champion qui donnera lieu très bientôt à des pratiques scientifiques (cf par exemple l'article "Bientôt le dopage génétique"). Comme l'affirme Bienvenue à Gattaca, ces Olympiades des savants fous, des laboratoires et des athlètes aveuglés par l'appât du gain sont pour un "not-too distant future".

Ce que cela m'inspire est résumé par Albert Einstein: "Il est hélas devenu évident aujourd'hui que notre technologie a dépassé notre humanité".

En réalité les Olympiades sont toujours la sublimation trompeuse de la guerre pour le profit, faussée, nationaliste, violente et inhumaine, où tous les moyens sont bons tant que les apparences sont sauves. Le sport professionnel et médiatique est la projection symbolique du système économique dans lequel nous vivons et auquel en retour il renvoie une aura de séduction et de bonne conscience.

On pourrait alors dire du sport exactement ce que Marx disait de la religion : "Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. (...) La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c'est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel."

C'est donc bien de crédulité qu'il s'agit lorsqu'on s'en tient à la fascination "enthousiaste" (en-theos, en dieu) devant ce qui est en réalité une vaste entreprise spectaculaire et commerciale de légitimation d'un certain modèle de société, et d'une certaine conception de l'homme.

C'est pourquoi aussi il est absolument essentiel que les championnats du monde d'athlétisme paraissent "fantastiques" parce que si cette aura s'affaiblissait, si se révélait l'envers du décor (vaste entreprise commerciale au profit des pays riches, fiction, dopage, harcèlement moral et sexuel, marchés truqués, pauvreté et revendication politiques éloignés des stades, etc) alors ce sont les fondements du système lui-même qui seraient ébranlés.

La réalité c'est que les pommiers ne font pas des poires et que le sport professionnel médiatique est bien à l'image de son double : une mystification nauséabonde. Et, ô ironie, le sport toxique qui fait mourir une Florence Griffith-Joyner à 37 ans est aussi, espérons-le le signe d'un système parvenu à sa fin.

Et là où le texte de Marx est visionnaire ("ou s'est déjà reperdu") c'est qu'à mesure que l'image du sport grandit la pratique des spectateurs diminue. Les jeunes Français de 2009, mais on peut parier que le phénomène est généralisable, font ainsi deux fois moins de sport que leurs parents. CQFD.

Allez, une petite dernière de Coubertin pour la route :"Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre : insouciance, belle-humeur, accoutumance a l'imprévu, notion exacte de l'effort à faire sans dépenser des forces inutiles" dans «Les assises philosophiques de l'olympisme moderne» in L'idée olympique, Stuttgart.

ps : pour plus de renseignement et un peu plus d'impartialité on pourra lire le passionnant article tiré du supplément du journal Le Monde "L'AVENIR : 21 QUESTIONS AU XXIe SIECLE. Plus haut, plus vite, plus fort ? Les sportifs ivres de records et d'argent"

vendredi 21 août 2009

Genre fluide


La victoire de Caster Semenya à l'épreuve du 800 m des championnats du monde d'athlétisme à Berlin de mercredi dernier relance une très ancienne polémique sur le sexe des athlètes féminines. Voir l'article à l'adresse suivante : http://contre-pied.blog.lemonde.fr/2009/08/19/athletisme-semenya-ou-le-retour-du-troisieme-sexe/

Déjà en 440 avant J.-C.Lors des Jeux Olympiques Grecques, Kallipateira ou Phereniki pénètrait dans l'enceinte sacrée interdite aux femmes du stade d'Olympie lors des Jeux olympiques antiques. C'est à partir de cette époque que les Grecs inventent le premier test de féminité : dorénavant les athlètes et leurs entraîneurs paraîtront nues aux épreuves.

Et il est vrai que les apparence ne jouent pas en faveur de l'athlète Sud-Africaine à la musculature, la morphologie et la démarche si gracieusement...masculine. Mais il faudrait dépasser ces apparences pour s'apercevoir que le cas est nettement plus fréquent. Ainsi dans son Dictionnaire du dopage le docteur Jean-Pierre Mondenard écrit ainsi :"aux Jeux de Tokyo de 1964 , 26,7% des athlètes féminines médaillées d'or n'étaient pas des femmes authentiques" et en 1967, "60% des records du monde féminins sont détenus pas des intersexués"

Dans le fond ce que remet en évidence cette affaire c'est que l'appartenance à un sexe n'est pas seulement affaire de chromosome (XY ou XX) et que les limites entre les genres sont parfois floues. De là l'existence de chromosomes XXY, XO/XY, XX/XY, etc, qui montrent que la nature est beaucoup plus variée et mouvante que nos catégories conceptuelles et identitaire qui tentent des la cartographier. Sur le site joliement intitulé "Genres Pluriels - Visibilité des personnes aux genres fluides" http://www.genrespluriels.be/?lang=fr, on peut lire un article instructif dont le titre est "Le réel est continu". Epicure, ou Diderot, comme tout atomiste en général, n'auraient pas renié cette phrase.

Ce que les médecins appellent, selon un consensus international adopté en 2005, les Desorders of Sex Development (DSD) concernerait, toutes causes confondues (environ une trentaine), en moyenne une naissance sur 5 000 en France - soit environ 200 nouveau-nés par an.

Par parenthèse, le phénomène est en nette recrudescence à cause de l'usage et de la consommation des pesticides, qui interfèrent sur les régulations hormonales. Tout est lié, comme dirait l'autre.

Mais surtout cela nous impose de repenser ou de maintenir ouverte nos distinctions quant à l'identité sexuelle. Ici c'est vers les analyses de Judith Butler, plus que celles de Simone de Beauvoir qu'il faudrait se tourner, parce que c'est elle qui a tenté de décrypter en détail les questions du sexe, du genre, du transgenre et de l'"intersexualité" comme on dit. Grace à un nominalisme radical qui a fait de Judith Butler l'icône de la communauté gay, lesbienne et transsexuelle, il s'agit d'une part de dépasser les catégories homme/femmes, et plus largement de distinguer caractéristiques sexuelles et identité sexuelle. Et d'autre part de démystifier des dénominations (homme/femme, homosexuel, etc.) qui véhiculent des stratégies primitives de domination.

Et la science abonde dans son sens puisque la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF) a décidé en 2000, là l'occasion des JO de Sydney, que les test de sexualité (les tests chromosomiques, test de Barr ou de chromatine sexuelle) n'étaient pas fiables.

Que rien ne prouve l'avantage des intersexuées sur les autres. On peut d'ailleurs se demander ce que révèle la séparation fille/garçon à l'école primaire, voire au collège, pour les activités sportives.

Et qu'on oublie trop souvent que, si on lit bien Darwin, le moteur de l'évolution est dans les marges et non dans la norme. Parenthèse pour rappeler à quel point les moyens de l'identification sociale (qui passe bien souvent par la discrimination et le rejet de la marginalité) sont bien loin de ceux de la rationalité scientifique.

Elle écrit ainsi "Si le genre est une sorte de pratique, une activité qui s'accomplit sans cesse et en partie sans qu'on le veuille et qu'on le sache, il n'a pour autant rien d'automatique ni de mécanique. Bien au contraire. Il s'agit d'une sorte d'improvisation pratiquée dans un contexte contraignant. De plus, on ne "construit" pas son genre tout seul. On le "construit" toujours avec ou pour autrui, même si cet autrui n'est qu'imaginaire. Il peut arriver que ce que j'appelle mon genre "propre" apparaisse comme le produit de ma création et comme une de mes possessions. Mais le genre est constitué par des termes qui sont, dès le départ, extérieurs au soi et qui le dépassent, ils se trouvent dans une socialité qui n'a pas d'auteur unique (et qui met d'ailleurs radicalement en cause la notion même d'auteur)." (Conférence de Judith Butler, Professeur à l'Université de Californie à Berkeley, donnée le 25 mai à l'Université de Paris X-Nanterre)

Ainsi le genre, par-delà les déterminismes génétiques, est une performance sociale apprise, répétée, et exécutée. Mais il ne faut pas confondre cette fiction sociale avec la réalité d'un genre stable, ou pire encore, "naturel". Et il ne faudrait pas être dupe de ce que ces fictions ont de contraignant, et donc d'aliénant, et en même temps de nécessaires parce qu'une identité, fut-elle sexuelle, se construit toujours par rapport à d'autres.

Merleau-Ponty écrivait cela déjà très bien dans sa Phénoménologie de la Perception : "L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait "naturels" et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme".

Mais lorsque Michael Seme, l'entraîneur de Caster Semenya, raconte qu'elle s'est récemment vue refuser l'entrée des toilettes femmes dans une station-service du Cap par un employé. Et qu'elle aurait ri et lui aurait demandé s'il voulait qu'elle baisse son pantalon pour lui prouver qu'elle était bien une demoiselle, on imagine bien le caractère quotidiennement éprouvant de cette ambiguïté sexuelle ou morphologique.

Et on aimerait qu'elle parle un peu français pour pouvoir lui faire écouter une chanson qui, l'air de rien, a dû réconforter plus d'une âme désespérée :

"Dans la rue, des tenues charmantes
Maquillé comme mon fiancé
Garçon, fille, l'allure stupéfiante
Habillé comme ma fiancée
Cheveux longs, cheveux blonds colorés
Toute nue dans une boîte en fer
Il est belle, il est beau, décrié
L'outragé mais j'en ai rien à faire
(...)
Et on se prend la main
Une fille au masculin
Un garçon au féminin
"

Indochine, 3ème sexe

lundi 17 août 2009

Fin de série


La série est passée
L'océan se détend en une dernière vague molle.

Née des amours tumultueuses
D'une tempête aveugle et de l'océan déchaîné
Les éléments ont enfanté cette ondulation voyageuse
Au destin tragique gravé sur le rivage.
Irréversible, fluide et éphémère
Mouvement immatériel,
Energie cinétique,
Pur et fascinant déploiement des eaux
Hantise des pêcheurs
Espoir des glisseurs

La série est passée
L'océan inspire et expire doucement
Lentement, à la surface du monde, réapparaît la réalité.

La chaleur, quelle chaleur,
Le flot éblouissant et palpable de la lumière
Et le soleil!
Soleil, Soleil, Soleil!
Marchands du temple ou adeptes illuminés
En procession indolente et paresseuse
Ils attendent tous tes bienfaits
Ils ont dévoré pour Toi les capitaines Cook
Et leurs morales épidémiques de reptiles épuisés!
Ravivées les eaux usées!
La sueur au front
Les âmes bleues
Ne vagabondent plus.
Ici est leur refuge.

La série est passée
L'océan, peau de mercure miroitante et charnue
Etire ses lèvres humides
En langoureuses caresses salées.

Les heureux élus guettent le moindre frémissement,
Un infime tremblement de la surface étincelante
Et s'apprêtent à glisser sur l'eau écumeuse,
Le corps à demi-nu, fier et transpirant de soleil.
Chaque vague est la première vague,
Parée de mille feux
Scintillante comme à la noce
Elle éveille et attache les coeurs les plus infidèles
Libère et polit les corps les plus sédentaires.
Mouvement futile, gloire inutile au rythme des pulsations intimes
De l'océan qui respire
Fluide et régulier.

Enfin l'océan se tend
En une première vague pleine de promesses.
Lentement le monde de la surface s'écoule.

M.A.

jeudi 6 août 2009

Seul celui qui n'agit pas peut vivre selon sa nature et ses dispositions originelles - Tchouang-tseu



L'avis de houle avait été annoncé depuis la veille et pour une fois la météo ne s'était pas trompé : 1m50, glassy, petit vent de terre, marée descendante en fin d'après midi, à l'heure où les touristes ont quitté les plages. Le bonheur.

Et soudain, à peu près comme l'écrivait Jack London en 1911 dans La croisière du Snark " là bas, d’une énorme vague qui jaillit vers le ciel, semblable à quelque dieu marin quittant les remous, un homme à tête noire surgit au-dessus d’une crête neigeuse. Bientôt ses épaules, sa poitrine, tous ses membres se révèlent à nos yeux. A l’endroit où, voici quelques secondes, régnait une grande désolation et un rugissement indicible, un homme bien proportionné se dresse de toute sa hauteur. Il ne se débat pas frénétiquement dans ces remous sauvages, les monstres tout puissant ne l’engloutissent pas, ni ne l’écrasent. Calme et superbe, il les domine, en équilibre sur les sommets vertigineux, ses pieds plongés dans la mousse bouillonnante, le rideau de son corps à l’air libre et à la lumière éblouissante du soleil, il vole à travers les airs, aussi vite que la houle qui le porte. Il est un Mercure, un Mercure brun. Ses talons sont ailés, et là réside la vitesse de la mer. Du fond de la mer, il a bondi sur le dos d’une lame rugissante sur laquelle il s’accroche, malgré les efforts de celle-ci pour se débarrasser de lui."

C'était Joel Tudor en personne, débarqué de sa lointaine californie, une casquette verte vissée sur la tête, et nous faisant une démonstration de son sens incomparable de l'océan.

Il y a du félin chez lui évidemment, mais aussi du moine taoiste pour cette mise en pratique du "non-agir" dont on voit qu'il ne consiste pas en un laxisme mêlé de fainéantise et d'opportunisme.
Ce que Tudor donne en spectacle c'est un sorte d'abandon à la mouvance, à l'instabilité de chaque instant, la fluence comme dirait Jankélévitch. L'eau n'est plus, comme dans d'autres sport, et même dans le shortboard, une matière à dompter, découper, déchiqueter, sur le mode de la pensée cartésienne qui quadrille et décompose pour se "rendre comme maître et possesseur de la nature". L'élément liquide devient, sous le longboard de Tudor, comme dans le tao, une image de cette sagesse qui consiste à s'adapter avec souplesse et attention à toutes les situations, les conformations et les contours d'une nature qui nous dépasse de toute part et dont nous restons malgré tout et toujours une partie, ou plutôt un extrait au sens chimique du terme, c'est-à-dire un concentré qui participe du tout. Joel Tudor sait lui, d'un réel savoir qui nourrit son existence, que notre corps est composé de 2/3 d'eau! Et ce mélange parfait d'attention et de non-résistance, de maîtrise et d'abandon qui rend tout fluide autour de lui, cette magie où la distinction entre sujet et objet semblent s'effacer, est juste fascinante.

Face à Joel Tudor la philosophie occidentale est devenue presque aveugle, elle qui a oublié cet exercice du corps que constituaient auparavant les exercices spirituels des Grecs. Elle pour qui le savoir n'est qu'un effet de surface. Elle pour qui la nature n'est qu'une matière extérieure, un environnement à utiliser.

Et le fait qu'il soit ceinture marron de Jui jitsu ne fait que confirmer cette distance.

C'est à la lumière de cette sagesse que la lettre de Spinoza à son ami Oldenburg, en pleine guerre de religions, serait enfin compréhensible, lettre qui ne laisse de surprendre:

"je suis aise d'apprendre que les philosophes dans le cercle desquels vous vivez, restent fidèles à eux-mêmes en même temps qu'à leur pays. Il me faut attendre, pour connaître leurs travaux récents, le moment où, rassasiés de sang humain, les États en guerre s'accorderont quelque repos pour réparer leurs forces. Si ce personnage fameux qui riait de tout, vivait dans notre siècle, il mourrait de rire assurément. Pour moi, ces troubles ne m'incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine. Je ne crois pas qu'il me convienne en effet de tourner la nature en dérision, encore bien moins de me lamenter à son sujet, quand je considère que les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu'une partie de la nature et que j'ignore comment chacune de ces parties s'accorde avec le tout, comment elle se rattache aux autres. Et c'est ce défaut seul de connaissance qui est cause que certaines choses, existant dans la nature et dont je n'ai qu'une perception incomplète et mutilée parce qu'elles s'accordent mal avec les désirs d'une âme philosophique, m'ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes. Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu'ils croient être leur bien, pourvu qu'il me soit permis à moi de vivre pour la vérité." .
Lettre de Spinoza à Oldenburg, 1665.

Joel Tudor et Baruch Spinoza se seraient bien entendu je crois.

mardi 14 juillet 2009

Le travail rend libre



Arbeit macht Frei (le travail rend libre). C'est cette devise apposée à l'entrée des camps de concentration qui me revient à l'heure où, aux Etats-Unis des salariés désespérés acceptent de travailler gratuitement, à l'heure où British Airways, en Europe donc, a demandé le mois dernier à ses employés basés en Grande-Bretagne de se porter volontaires pour travailler jusqu'à un mois sans rémunération, à l'heure ou un site dénommé jobnob.com met en relation des entreprises et des chômeurs prêt à travailler gratuitement.
La justification de Julie Greenberg, co-fondatrice de Jobnob.com interviewée dans l'Express repose sur trois points :
- ne pas courir le risque d'avoir une période de non activité dans son CV
- acquérir des références et de nouvelles connaissances immédiatement
- il faut être compréhensif et savoir s'adapter lorsque les circonstances sont défavorables

On ne semble pas pouvoir faire autre chose que s'incliner platement devant une telle évidence.
Mais l'une des vertus de la philosophie c'est d'apprendre à se se méfier des fausses évidences qui sont souvent de vraies illusions orchestrées par de vrais manipulateurs.

Cest ainsi que, plus profondément que ces ajustements de surface, on peut ainsi repérer dans l'histoire une tradition bien ancrée (à droite) qui justifie le travail, le maximum de travail, rémunéré le moins possible de préférence.
Ainsi ce slogan "le travail rend libre" a été forgé pour contrer le discours socialiste pour lequel tout progrès social consistait à libérer l'homme de la contrainte et lui permettre de se réaliser individuellement et collectivement.

On retrouve un clivage philosophique et idéologique clair entre deux options :

- l'une pour laquelle la priorité de l'activité humaine est d'atteindre à la réalisation de soi et de s'opposer à la servitude volontaire à laquelle sont manifestement prêt les salariés désorientés.

- l'autre qui, par un tour de passe-passe confond toutes les activités sous le terme de "travail" en supposant qu'il est émancipateur par définition même lorsque l'activité est manifestement dégradante. Et cela en soupçonnant le goût de la paresse et la perte de la valeur travail dans les classes populaire.

C'est à la lumière de ce clivage et de cette tradition qu'on peut mieux comprendre le fait que Nicolas Sarkozy ait régulièrement réaffirmé que "le travail libère l'individu" (France 2, Journal de 20h, 29.03.2005). N'en doutons pas, cette phrase est une réelle provocation, tactique et nauséabonde à souhait, parce que nul n'ignore ce à quoi elle fait référence. Et nous devons la prendre comme un signe inquiétant d'une période sombre, comme lorsque Pétain affirmait "il faut régénérer la France gangrenée par la paresse qu'incarnent les congés payés" ou comme lorsque Daladier, juste après la chute du Front Populaire en 1938 disait: " Il faut remettre la France au travail ".

Dans Les mensonges de l'économie (Grasset, 2004) le célèbre économiste J.K. Galbraith a rappelé l'escroquerie de langage, sur laquelle reposent ces discours récurrents, qui consiste à désigner par le même mot des réalités totalement opposées :
"Le mot travail s'applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n'y voient aucune contrainte [...] User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d'escroquerie.

Mais ce n'est pas tout. Les individus qui prennent le plus plaisir à leur travail - on ne le soulignera jamais assez - sont presque universellement les mieux payés.
"

Parce que personne ne semble s'étonner, qu'alors que les sociétés occidentales n'ont jamais été aussi riches, que la productivité n'a jamais été aussi forte, que nous ne nous sommes jamais autant appuyés sur la technique, ce qui était possible hier (les congés payés, la sécurité sociale, un salaire décent,etc ), qui en Europe et en France a été édifié (sous l'influence des résistants communistes) à la sortie de la guerre à un moment où les pays étaient dévastés, ne serait plus possible aujourd'hui.

C'est dans ce contexte que, la motion de rejet préalable du travail dominical présentée par Martine Billard (députée Vert, ayant récemment rejoint le Parti de Gauche après la droitisation prévisible d'Europe Ecologie ) au parlement, prend tout son sens.

L'analyse est technique mais on peut en retenir entre autre pour ce qui nous intéresse : "La majorité veut nous faire croire qu'elle aurait finalement trouvé un texte de consensus après la cacophonie de décembre dernier, et qu'elle agirait au nom de la modernité à laquelle tout le monde serait sommé de s'adapter alors que ce n'est qu'un bégaiement de l'histoire du XIXe siècle."

cf : http://lesverts.fr/article.php3?id_article=4731

S'il fallait revenir à une période de l'histoire ce serait à celle de toutes les aristocratie de l'histoire, celle des Egyptiens, des Grecs, ou du Moyen-âge, qui n'opposent pas oisiveté et travail, mais activités asservissantes, soumises aux contraintes matérielles et activités favorisant l'humanité de chacun, favorisant son épanouissement. Comment penser tranquillement, comment créer, comment exercer une réflexion citoyenne si on doit passer sa journée en activité éreintantes et humiliantes, à trimer toute la journée pour se procurer du pain ?

Ces activités d'hommes libre les Grecs les appelaient "skholè", c'est-à-dire loisir...

Souvenons-nous des paroles tristement éternelles de Paul Lafargue dans Le Droit à la paresse, écrit en 1883 :

"Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous avez plus de raisons de travailler et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste. Parce que, prêtant l'oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l'organisme social. Alors, parce qu'il y a pléthore de marchandises et pénurie d'acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires, abrutis par le dogme du travail, ne comprenant pas que le surtravail qu'ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente, au lieu de courir au grenier à blé et de crier: «Nous avons faim et nous voulons manger !"

Allez, feu d'artifice et bal des pompiers pour tous!

dimanche 5 juillet 2009

Du plaisir de l'art par dessus tout

Un sélection musicale de choix pour fêter l'arrivée des beaux jours sous le doux soleil de juillet, les légers embruns d'Anglet et la tonelle du Vent d'Ouest.

Le philosophe Alain dit à propos de l'art :"Il faut prendre intérêt à la vie humaine et à la nature(..) Je suppose que le principal de l'affaire n'est pas de croire en Dieu, mais à la beauté de toutes les heures, Dieu ou non. A quoi nous forment les conteurs, les poètes, les peintres, les musiciens, qui sont nos enchanteurs. C'est ainsi qu'une peintre nous fait voir beauté dans un buisson, un fossé, un tournant de route, et le ciel au-dessus. Et la musique sait très bien élever le chagrin au niveau de la joie, de façon qu'il soit tellement beau de vivre dès qu'on a le loisir de regarder et de rêver. Je ne dirai donc pas seulement que ce sont les génies enchanteurs qui nous délivrent de l'ennui; je dirai qu'ils nous font nous-mêmes poètes et peintres." Alain, Propos

Ayons donc une pensée reconnaissante pour ceux qui ont enchanté nos journées et nos nuits, parfois au sacrifice de leur propres existences. Nina, Michael, Isaac et tous les autres...merci à vous.




01 - Wax Tailor - Ungodly fruit (3:00)
02 - Mulatu Astatke & Heliocentrics - Cha cha (4:35)
03 - Dorothy Ashby - Afro-Harping (2:59)
04 - Michael Jackson - I Can't Help It [Todd Terje remix] (9:37)
05 - Duke Jordan - Night in Tunisia (dj jazzy jeff remix)-dh (6:02)
06 - Lloyd & Glenmini - Skirt and go go boots (2:35)
07 - Kormac - kormacs house (3:55)
08 - G-swing feat. the cotton kids - I'm crazy bout my baby (3:17)
09 - Free the robots - Jazzhole (3:43)
10 - Mr Scruff - Get a move on (3:24)
11 - Analog People in a digital world - Rose rouge (original mix) (8:34)
12 - Nina Simone - Sinnerman (Luciano remix) (13:01)
13 - Gotan Project - Santa Maria (Pepe Bradocks Wider mix) (7:03)
14 - Re jazz - Mental strength (akufen interpretation) (6:14)
15 - Herbert - Caravan (michel petrucciani) (4:33)
16 - Dr Rockit - Café de flore (trio reprise) (2:13)

mardi 30 juin 2009

Promotion des "bons offices obscurs" en démocratie


Ceux qui ont jeté un oeil sur la cuvée 2009 des sujets du bac de philo ont pu tomber sur ce texte de Tocqueville tiré de De la démocratie en Amérique. Sous ces airs anodins ce texte constitue un signe de plus d'un glissement sournois mais net opéré depuis quelques années sur les orientations idéologiques de l'épreuve de philosophie. Mais lisons-le d'abord.

Les affaires générales d'un pays n'occupent que les principaux citoyens. Ceux-là ne se rassemblent que de loin en loin dans les mêmes lieux ; et, comme il arrive souvent qu'ensuite ils se perdent de vue, il ne s'établit pas entre eux de liens durables. Mais quand il s'agit de faire régler les affaires particulières d'un canton par les hommes qui l'habitent, les mêmes individus sont toujours en contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de se complaire.
On tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout l'État, parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'État peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d'oeil qu'il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier
à l'intérêt général.
C'est donc en chargeant les citoyens de l'administration des petites affaires, bien plus qu'en leur livrant le gouvernement des grandes, qu'on les intéresse au bien public et qu'on leur fait voir le besoin qu'ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire. On peut, par une action d'éclat, captiver tout à coup la faveur d'un peuple ; mais, pour gagner l'amour et le respect de la population qui vous entoure, il faut une longue succession de petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement.
Les libertés locales, qui font qu'un grand nombre de citoyens mettent du prix à l'affection de leurs voisins et de leurs proches, ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s'entraider.


A la lecture on ne peut qu'être emporté par l'évidence du constat de Tocqueville. Les citoyens se désintéressent de la vie politique il faut donc les impliquer par de petites affaires locales et une fois qu'on se sera adressé à leur égoïsme il n'y aura plus qu'à élargir leur champ de vision qui de proche en proche portera sur les affaires du pays, voir du monde. On dirait du "travailler plus pour gagner plus". L'évidence même.
Or regardons l'argumentation de près. C'est l'objet des 3 § suivants.

- §2 : il y a un "rapport" entre affaires particulières et affaires générales ou, appuie Tocqueville, "il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier à l'intérêt général". Or il suffit de se représenter un citoyen à qui on propose de faire passer une ligne de train ou une voie rapide au bout de son jardin pour constater qu'il n'y a pas un "rapport" ou un "lien étroit" mais au contraire un profond conflit entre perspective d'expropriation ou nuisance sonore d'un côté et amélioration de l'aménagement du territoire d'un autre, autrement dit, pour parler comme Rousseau, entre intérêt particulier et intérêt général. Tocqueville oublie, ou feint d'oublier, que l'homme est au moins double et qu'il ne lui suffit pas de savoir ce qui est juste pour avoir envie de s'y conformer. Platon a une belle image pour décrire cela et dit que le petit homme doit écouter le grand homme qui est en lui. Les Athéniens, quant à eux, n'ignoraient pas cette discontinuité entre l'homme égoïste et le citoyen. Et lorsqu'il fallait voter une guerre contre une contrée, tous les citoyens participaient au vote... sauf ceux qui habitaient à la frontière du pays auquel on s'apprêtait à déclarer la guerre. Si on appliquait ce principe aujourd'hui il ne devrait y avoir dans les manifestations que des citoyens n'ayant aucun autre intérêt que l'intérêt général ou au moins l'intérêt d'autres citoyens. Ce serait le signe d'un réel "désintéressement" et non "une réputation de désintéressement" qui n'en est que le simulacre, confirmé par le paragraphe suivant.

- au § 3 le glissement se précise : l'activité de l'homme politique consiste à s'adresser à l'égoïsme de chacun et de réaliser "une longue succession de petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement." Le terme "obscur" pouvait mettre la puce à l'oreille parce que ce que décrit Tocqueville ça n'est rien d'autre que ce qu'on appelle le clientélisme. Le milliardaire Serge Dassault, maire déchu de Corbeil-Essonnes, le disait à sa manière mais avec la même apparence d'évidence : "J'ai le droit de placer mon argent où je veux". Entre "rendre un service" et acheter un électeur il n'y a que la différence des mots, et c'est ici que Rousseau, malgré tout son idéalisme, est salutaire, au moins comme idéal directeur de l'activité politique. Si on était attentif à la dernière proposition "une réputation bien établie de désintéressement" on comprenait la charge cynique, dans la grande tradition machiavélique, de l'art de conquérir et conserver le pouvoir que décrivait Tocqueville.

- § 4 : ici est confirmé cette forme anti-rousseauiste et finalement très anglo-saxonne où l'intérêt général est pensé comme agrégation et conflit entre les intérêts particuliers. On comprend mieux alors comment, selon ce principe, un peuple entier peut sombrer, oubliant par là que la volonté générale n'est pas l'addition de tous les appétits ni même de ceux de la majorité. Et contre cela il est bon de se souvenir de cette phase de Rousseau "l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté".

Tout cela n'étant pas du tout épicurien, pour des raison que nous aurons sûrement l'occasion d'évoquer.

mercredi 17 juin 2009

La playlist épicurienne de la semaine:

Un sélection un peu sombre, qui s'explique par la disparition d'un de mes amis de lycée. Epicure dit à ce propos: "Prends l'habitude de penser que la mort n'est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité."
Sur ce point la pensée d'Epicure est indépassable. Reste la question de l'absence. Et là tout se complique parce que d'un côté le souvenir rend présent à nouveau et nous permet ainsi de revivre le plaisir que nous avions à être en compagnie des amis mais, d'un autre côté, l'absence est irréelle parce que dans la nature, dans l'instant, autour de nous il n'y a que de la présence. Rien ne manque que par le travail de la conscience. Tout est donc affaire de représentation.

C'est pourquoi je me souviendrai toujours, parmi d'autres images, du jeune homme habillé d'un pantalon africain, dansant, virevoltant plutôt au milieu d'une foule médusée, composée de correspondants allemands et de leurs hôtes français, faisant cercle autour de lui alors que les esprits de Johnny Clegg et de Savuka s'était emparé de son corps. Un moment initiatique où les adolescents ordinaires que nous étions prenaient conscience de leur conformisme, du carcan constitué par le regard des autres et par des années difficiles pour apprivoiser nos corps. Pendant quelques minutes il nous montra la voie de la liberté tout autant que les obstacles pour l'emprunter. Merci Philippe.

- Burial & Four Tet - Moth (sans crainte en face de la mort)
- The Heliocentrics & Mulatu Astatke - Esketa Dance (Mulatu l'éternel où le génie du jazz éthiopien toujours inspiré par la mélancolie lucrécienne)
- The Horrors - Sea with a Sea
- Madness - Forever young (se remémorer les jours agréables c'est les revivre)
- Dr Rockit - Café de Flore (trio reprise)

mardi 16 juin 2009

A ceux qui viendront après nous



Epicure recommandait de se rappeler que "l'avenir n'est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises", je m'autorise donc à placer ce blog sous les auspices d'un penseur pour qui le fil de l'action n'est pas encore rompu, quoiqu'il soit extrêmement ténu. En ces temps incertains et illusoirement confortables les paroles de Bertold Brecht sont bien mélancoliques et nous mesurons que "ceux qui viendront après" ne sont toujours pas arrivés.

Un poème écrit lors de son exil durant la seconde guerre mondiale.


A ceux qui viendront après nous

I

Vraiment, je vis en de sombres temps !
Un langage sans malice est signe
De sottise, un front lisse
D'insensibilité. Celui qui rit
N'a pas encore reçu la terrible nouvelle.

Que sont donc ces temps, où
Parler des arbres est presque un crime
Puisque c'est faire silence sur tant de forfaits !
Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue
N'est-il donc plus accessible à ses amis
Qui sont dans la détresse ?

C'est vrai : je gagne encore de quoi vivre.
Mais croyez-moi : c'est pur hasard. Manger à ma faim,
Rien de ce que je fais ne m'en donne le droit.
Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)

On me dit : mange, toi, et bois ! Sois heureux d'avoir ce que tu as !
Mais comment puis-je manger et boire, alors
Que j'enlève ce que je mange à l'affamé,
Que mon verre d'eau manque à celui qui meurt de soif ?
Et pourtant je mange et je bois.

J'aimerais aussi être un sage.
Dans les livres anciens il est dit ce qu'est la sagesse :
Se tenir à l'écart des querelles du monde
Et sans crainte passer son peu de temps sur terre.
Aller son chemin sans violence
Rendre le bien pour le mal
Ne pas satisfaire ses désirs mais les oublier
Est aussi tenu pour sage.
Tout cela m'est impossible :
Vraiment, je vis en de sombres temps !

II

Je vins dans les villes au temps du désordre
Quand la famine y régnait.
Je vins parmi les hommes au temps de l'émeute
Et je m'insurgeai avec eux.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.

Mon pain, je le mangeais entre les batailles,
Pour dormir je m'étendais parmi les assassins.
L'amour, je m'y adonnais sans plus d'égards
Et devant la nature j'étais sans indulgence.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.

De mon temps, les rues menaient au marécage.
Le langage me dénonçait au bourreau.
Je n'avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtres
Etait sans moi plus assuré, du moins je l'espérais.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.

Les forces étaient limitées. Le but
Restait dans le lointain.
Nettement visible, bien que pour moi
Presque hors d'atteinte.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.

III

Vous, qui émergerez du flot
Où nous avons sombré
Pensez
Quand vous parlez de nos faiblesses
Au sombre temps aussi
Dont vous êtes saufs.

Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers,
A travers les guerres de classes, désespérés
Là où il n'y avait qu'injustice et pas de révolte.

Nous le savons :
La haine contre la bassesse, elle aussi
Tord les traits.
La colère contre l'injustice
Rend rauque la voix. Hélas, nous
Qui voulions préparer le terrain à l'amitié
Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.

Mais vous, quand le temps sera venu
Où l'homme aide l'homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.

Bertold Brecht