vendredi 10 décembre 2010

Un peu de divertissement intelligent

Les heures fondent comme neige au soleil. L'urgence de l'action m'empêche de prendre la hauteur de vue nécessaire à la vision panoramique qu'exige la philosophie. Il faut organiser, gérer, combattre, convaincre et analyser, à tâtons, en essayant de ne pas perdre le cap. Les curieux finiront par trouver où et comment.

En attendant l'art est toujours là pour nous sauver de la vérité, comme dit Nietzsche. Donc pour ceux qui seront dans les parages nous essaierons de vous emmener dans des contrées que seul l'esprit peut explorer.



Pour les autres voici une petite sélection musicale agrémentée de sons aquatiques et d'extraits du livre, qui décorera l'aquarium du rez-de chaussée de la médiathèque mais ira aussi sûrement très bien dans votre intérieur :

atom heart - malihini mele
alvaro ruiz - amelia (hipertexto de amor)
the fireman - fluid
gallon drunk - misirlou
murcof - oceano
sao paris - quart d'heure de culture métaphysique
dadawah - seventy two nations
trentemoller - the very last resort
yatsuhashi kengyô - rokudan
maxence cyrin - where is my mind
the lively ones - paradise cove

Joyeuses fêtes et tous mes vœux épicuriens...

dimanche 10 octobre 2010

Tigres, requins et mieux-disant culturel


Le succès d'émissions comme Koh Lanta ou Lost, du qualificatif "naturel" pour faire vendre un produit, ou encore de tous les produits touristiques type éco-tourisme, naturisme, tourisme vert manifestent un profond désir de nature, assez largement partagé pour que les scénaristes, publicitaires et investisseurs de tous poils parient dessus pour atteindre leurs objectifs. Il n'en a pas toujours été ainsi.
Pour Nietzsche, la révolution copernicienne de l'opinion, considérant que la nature devait être estimée et la culture corruptrice dévaluée, date de l'époque des contemporains de Rousseau. Dans Aurore il écrit ainsi : "Les hommes ont commencé par substituer leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes, ils voyaient leurs semblables, c’est-à-dire qu’ils voyaient leur mauvaise et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c’est alors qu’ils inventèrent la « nature mauvaise ». Après cela vint un autre temps, où l’on voulut se différencier de la nature, l’époque de Rousseau : on était si las les uns des autres que l’on voulut absolument posséder un coin du monde que l’homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa la « nature bonne ».
Ainsi la nature devint l'envers de la culture, lieu de l'hypocrisie sociale, de l'artifice, du luxe et de la superficialité.

Cette idéalisation de la nature relève évidemment d'une projection de type romantique. Elle est parvenue de manière prévisible jusqu'à nous puisque le processus de culture, dans ses aspects sociaux et techniques avant tout, s'est développé plus rapidement que les représentations ou la compréhension des subjectivités, quand ce mouvement n'a pas eu lieu contre les désirs de ces subjectivités. Ainsi en témoigne le film Into the Wild, expérience naïve d'une volonté illusoire de retour à une authenticité fusionnelle avec la nature.
Il revient à Henri David Thoreau dans Walden ou la vie dans la forêt d'avoir formulé clairement l'intention de ce type de robinsonnade volontaire : "Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n'affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu'elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n'avais pas vécu."
A l'inverse du Robinson de Defoë qui confirmait le caractère fondamentalement sociable de l'homme, le naturalisme romantique imagine une société infra-humaine où l'homme reviendrait aux sources de lui-même en deçà du langage, des conventions et des représentations. On peut opposer à cette vision romantique, d'urbains bercés de littérature, celle, lucide, d'un Finlandais comme Arto Paasilinna, auteur du fameux Lièvre de Vatanen, dont le héros sait, lui, que la nature n'est notre alliée que si nous sommes soigneusement préparés contre toutes les forces avec lesquelles nous ne pouvons qu'entrer en conflit.
John Stuart Mill met en évidence cette incohérence des défenseurs de la "bonne nature" : "Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de l'ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu'on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l'artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement de suivre la nature. [...] Tout éloge de la civilisation, de l'art ou de l'invention revient à critiquer la nature, à admettre qu'elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l'homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer."
Évidemment l'argumentation est rhétorique et nous pousse à adopter tous les produits de la culture à partir du moment où le seuil de la nature est franchi, ce qui est toujours le cas. Pour autant l'argument est fort. Pour mesurer cette adversité de la nature que nous semblons avoir oublier il faut se rappeler qu'à cause des fièvres, de la variole et autre virus, de la dysenterie, de la sous-alimentation, des accidents en tous genres, jusqu'au XVIIIes encore, un bébé sur quatre mourait avant son douzième mois et un bébé sur deux seulement arrivait à atteindre l'âge de l'adolescence. Sans la médecine, les principes modernes d'hygiène et l'attention envers les enfants, nous en serions encore à mettre des cierges pour espérer conserver quelques uns de notre pléthorique progéniture.

Un regard sur le tableau de Brueghel intitulé Visite à la ferme (feu, immense marmite pleine de liquide brûlant, chien dans le berceau, outils à portée de mains, l'escalier sans rampe) permet d'imaginer à quel point la survie des enfants a été longtemps une affaire d'heureux hasard...

Mais Mill dit très justement "si tant est qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de l'ordre spontané de la nature". Et ici apparaît la dimension anthropologique du propos. En effet ce sont dorénavant les médias et non plus les artistes, philosophes et religieux qui dessinent le nouveau régime de la nature. Or ce régime est déplorable et violemment manipulateur lorsqu'il suppose un certain type "instinctif" de rapports humains qu'il renvoie comme miroir déformant à la société. C'est pour dénoncer cet état de fait que le député, président du conseil général de Saône-et-Loire, et secrétaire national du Parti Socialiste Arnaud Montebourg a pu écrire, à un moment de l'échange d'amabilité qu'il entretient depuis une semaine avec Nonce Paolini, le PDG de TF1 :

"Sur le plan culturel, il faut rappeler les dégâts considérables que votre chaîne a provoqués sur la vision que les Français ont d’eux-mêmes et de notre société contemporaine. Je m’autoriserai à dire, comme il est légitime qu’un représentant de la Nation puisse le faire, que vous avez participé avec méthode et constance à l’appauvrissement de l’imaginaire collectif des Français.

Dans la semaine du 29 septembre au 5 octobre 2010, vous avez choisi de consacrer 41 heures 30 à des émissions liées à l’argent, soit des émissions de vente (télé shopping) ou à des jeux dont l’appât du gain est le moteur (“Une famille en or”, “Les douze coups de minuit”, “Koh Lanta”, “Secret Story”). Les relations entre les hommes ne relèvent pas que de l’argent et une société ne pourra jamais se résumer à celui-ci. Pourtant, sur TF1, l’argent est malheureusement partout.

Les émissions où vous mettez en scène de façon artificielle la compétition acharnée et destructrice de la dignité, entre des êtres humains -jusqu’à leur faire manger des vers de terre-, occupent cette semaine plus de 23 heures d’antenne (“Master Chief”, “Koh Lanta”). Pourtant, les relations entre les humains peuvent être coopératives et non pas forcément conflictuelles, comme vous en conviendrez.

Enfin, je suis surpris par la contribution malheureusement décisive que TF1 a apportée à l’élévation du niveau de violence dans les œuvres de fiction diffusées. Le nombre de meurtres, de viols, et de violences physiques a acquis en 15 ans une importance démesurée dans les programmes de votre chaîne.

En somme, les valeurs dominantes que vous diffusez et transmettez dans la société française ne seraient-elles pas celles de l’argent et de la cupidité, de la compétition acharnée et du conflit, de la violence et du règlement de comptes ?
"

Si l'on voulait satisfaire le goût du public et les vertus républicaines on préférerait donc à Koh-Lanta, la variante anglaise "Les Naufragés" où l'horizon n'est pas celui de l'extinction de l'humanité dont il ne resterait plus qu'un représentant, triste gagnant d'un monde de compétiteurs et de prédateurs, mais, au contraire, la re-création d’une société. Le principe : deux équipes de cinq participants investissent chacune un îlot désert de l’archipel des îles Cook dans le Pacifique sud. A leur disposition, le minimum de vivres et de matériel. Chaque semaine, un Robinson supplémentaire débarque et teste trois jours durant une tribu puis l’autre. Le dimanche, il choisit son groupe en fonction de ses affinités. Au bout de cinq mois, l’île la plus peuplée est déclarée gagnante. Malgré l'effort louable, l'émission ne peut s'empêcher de donner comme noms aux équipes "tiger" et "shark"...encore du darwinisme social mal compris mais réellement manipulateur.

Mettre en place un nouveau projet de société est le préalable nécessaire de toute révolution citoyenne. La réappropriation des médias apparaît dès lors comme la condition sine qua non de cette révolution.

samedi 18 septembre 2010

Les grands esprits sont des sceptiques



Dans l'édition d'hier du journal Le Monde, Benoit Hamon cite Nietzsche : « Il ne faut pas s'en laisser conter. Les grands esprits sont des sceptiques » (Ecce Homo).

Dans la ligne sceptique de son propos j'ai remis au clair des arguments présenté lors du dernier Attac café mercredi dernier à Bayonne.

Ils peuvent être lus ici.

vendredi 17 septembre 2010

Nul ne sait ce que peut le corps


Gaël Monfils, aujourd'hui sur le court du Palais des sports de Lyon lors de la coupe Davis.



"Personne n’a jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps, c’est-à-dire que, jusqu’à présent, l’expérience n’a enseigné à personne ce que le Corps est en mesure d’accomplir par les seules lois de la Nature, considérée seulement en tant que corporelle, et ce qu’il ne peut accomplir sans y être déterminé par l’Esprit."
Spinoza, Ethique, III, 2 et scolie

samedi 11 septembre 2010

On n'arrête pas le progrès!


La sagesse des nations, comme on l'appelle, affirme facilement, au détour de banalités d'usage qu'"on arrête pas le progrès". Par là elle veut dire que plus le temps passe mieux les choses vont. Cette conception de l'histoire comme progrès est le produit d'une révolution intellectuelle opérée à la force du poignée par les penseurs de la Renaissance puis des Lumières, s'opposant ainsi à toute la tradition mythologique puis religieuse du mythe d'un âge d'or dont l'histoire nous éloignerait inéluctablement.
Mais depuis près d'un siècle cette formule a pris un autre sens dont le caractère inquiétant ne cesse de se préciser. Dire "on arrête pas le progrès" lorsqu'on entend par progrès le progrès technique c'est dire qu'il constitue un processus qui se développe indépendamment de tout contrôle. Il ne serait pas plus la marque de notre puissance et donc de notre liberté mais au contraire un phénomène autonome capable même de se retourner contre celui qui en avait eu l'initiative. Le roman Frankenstein ou Le Prométhée moderne publié en 1818 par la Britannique Mary Shelley (fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft et de l'écrivain politique anarchiste et utilitariste William Godwin, soit dit en passant puisque les chiens ne font pas des chats) et toute la science fiction après lui, ont illustré et approfondit cette angoisse.

C'est d'ailleurs ce qui oppose radicalement Rousseau aux autres penseurs des Lumières. Il est le premier a prendre conscience que le progrès technique et scientifique, étaient tout à fait compatibles avec l’inculture, l'injustice et la barbarie. Que le progrès technique ne disait rien de la richesse d'une culture ou d’une société.
Michel Henri dans La barbarie décrit en ces termes le processus : "Ainsi l'univers technique prolifère-t-il à la manière d'un cancer, s'auto-produisant et s’auto-normant lui-même en l’absence de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n'est pas lui - à la vie..." (un extrait plus long ici)


C'est un constat de cet ordre qui m'empêche d'écrire depuis quelques semaines, en plus du temps passé à organiser la bataille sur le terrain. Après des mois de réunions publiques, de manifestations et de pétitions, dans l'urgence de la lutte donc, la distance nécessaire à l'analyse philosophique est difficile à opérer.

Il faut évidemment rappeler que le gouvernement en place et le chef de l'État en premier lieu n'ont aucun mandat, aucune légitimité pour (contre-)réformer le système de retraite en repoussant l'âge de départ minimum. Le président Sarkozy avait ainsi dit dans une interview au Monde le 27 janvier 2007 : « Le droit à la retraite à 60 ans doit demeurer. ». Il avait réitéré son engagement sur RTL le 27 mai 2008, à propos du relèvement de l’âge légal: « j’ai dit que je ne le ferai pas. Je n’en ai pas parlé pendant ma campagne présidentielle. Ce n’est pas un engagement que j’ai pris devant les Français. Je n’ai donc pas de mandat pour cela ».
Autrement dit, après le déni de la parole populaire que constituait le référendum non respecté du Traité Constitutionnel Européen, la réforme des retraites est une nouvelle atteinte au fondement même de notre démocratie, à savoir la confiance dans les élus pour représenter les citoyens.

Mais si on essaye de résumer en quoi réside le scandale et l'aveuglement du vote des députés de l'assemblée national, ainsi que l'immense tristesse de dizaines de millions, la majorité il faut le rappeler, de Français, on peut se reporter à l'analyse d'Hervé Kempf dans une tribune publié dans Le Monde du 7 septembre, le jour des manifestations contre la réforme des retraites.

"Oui, bien sûr, il faut refuser le projet de réforme des retraites proposé par le gouvernement. Certes, le système de solidarité collective mis en place à l’orée des « trente glorieuses » appelle une remise à plat. Cependant, un gouvernement si ostensiblement proche de l’oligarchie est mal placé pour l’entreprendre. Ce qui est prioritaire, c’est une refonte de la fiscalité qui, en France, comme dans les autres pays occidentaux, a favorisé depuis trente ans les revenus du capital au détriment de ceux du travail.

Le phénomène est bien attesté par de nombreuses études d’organismes officiels : dans les pays occidentaux, la part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) a fortement reculé au profit des revenus du capital (lire « Part des salaires : et pourtant elle baisse », de Michel Husson, sur le site www.france.attac.org). La base de données économiques Ameco de la Commission européenne précise le phénomène : en France, par exemple, la part des salaires dans le PIB est passée d’une moyenne de 63 % dans les années 1960 et 1970 à 57 % dans les années 2000, soit une chute de 6 points. Sachant que le PIB de la France est de 2 000 milliards d’euros, ces 6 points représentent 120 milliards d’euros par an. Un chiffre à comparer au déficit de la branche vieillesse de la Sécurité sociale, qui devrait être de 11 milliards d’euros en 2010. Discuter de la résorption de ce déficit sans poser la question du partage des richesses n’a évidemment pas de sens.

Mais si la récupération du butin amassé par les capitalistes est un préalable, elle ne saurait suffire à résoudre les problèmes : dans un monde où la crise écologique s’affirme toujours plus, la poursuite de l’enrichissement matériel collectif doit être contestée. Le renouveau de la solidarité collective doit être prolongé par une nouvelle conception de l’économie.

« Travailler une heure par jour », un livret au titre provocant de l’association Bizi, basée à Bayonne, peut nous y aider (voir sur le site www.bizimugi.eu). Il rappelle que le travail est focalisé sur l’augmentation de la production, dont les dégâts écologiques sont toujours plus lourds, alors même qu’un nombre croissant de personnes sont exclues de l’emploi. Il explique comment une meilleure répartition des revenus facilitera la baisse nécessaire de la production, celle-ci étant permise par la réduction des gaspillages – tels que les emballages, ou les investissements inutiles, comme la ligne TGV Bordeaux-Hendaye -, l’amélioration de la durabilité des produits, la lutte contre la publicité, le partage du temps de travail. Utopique ? L’utopie, c’est de croire que le système actuel pourra durer longtemps."

J'ajouterais quand même qu'à 35 ans, un cadre peut espérer vivre 46 ans et un ouvrier 39 ans selon les conditions de mortalité de la fin des années 90. 7 ans de différence...comment donc faire plus injuste et inepte que la réforme qu'on nous impose?

mercredi 18 août 2010

Merveille de l'espèce fabulatrice



Selon la légende Zeus, voulant trouver le centre du monde, fit s'envoler des deux bouts de l'univers deux aigles, qui se rencontrèrent à Delphes. Le lieu fût ainsi célébré comme le centre, le "nombril du monde". A partir du 8ème siècle avant notre ère et jusqu'à l'interdiction des cultes païens dans l'empire romain en 392, durant plus de 10 siècles donc, Delphes attira des pèlerins de toutes les cités grecques et, bien au-delà, de toutes le monde méditerranéen, de Rome à Marseille, de l'actuelle Turquie à la Lybie, de Carthage à la Sicile.
Ces cités rivalisaient d'ingéniosité, de sens artistique et de sacrifice pour rendre manifeste aux yeux du monde, par de grandioses offrandes, leur puissance et pour que la parole d'Apollon, par l'intermédiaire de la Pythie, leur révèle le cours de l'avenir.
En ce lieu l'esprit se plongeait dans la quête de la sagesse. Et sur les pierres étaient gravées des devises telles que "connais-toi toi même" qui conduisit Socrate tout au long de son existence ou "rien avec excès" dont les épicuriens firent leur devise.

Une fois tous les quatre ans Delphes attirait donc tout ce que la méditerranée comptait de fils du monde symbolique. Tous avaient compris qu'être humain c'est vivre dans un monde de sens qui relie une communauté.
Ainsi avant le début des jeux pythiques on proclamait une trêve entre tous les Grecs. Elle durait trois mois et permettait aux athlètes-spectateurs-pèlerins envoyés par chaque cité d'aller dans le sanctuaire et d'en revenir. Les festivités duraient environ sept jours et se succédaient de grandes processions, des sacrifices, des représentations de drames religieux, des concours lyriques et dramatiques, et enfin, des épreuves sportives : course de vitesse, lutte, saut, lancer de disque et javelot, courses en arme, courses hippiques et combinés.
La particularité des jeux panhellénique de Delphes c'est qu'y était célébré l'homme total, artiste, religieux et sportif.
Et si l'on se laisse imprégner par l'atmosphère grandiose de ce site qui domine la mer des oliviers, le golfe d'Itéa et les montagnes grandioses du Péloponnèse, on peut soudain être pris malgré soi d'un sourire devant notre naïveté d'humain "éclairés". Nancy Huston l'écrit ainsi dans L'espèce fabulatrice : "Tout est par nous [humains] traduit, métamorphosé, métaphorisé. Oui, même à l'époque moderne, désenchantée, scientifique, rationnelle, inondée de Lumières".
Le plus étonnant à Delphes est d'ailleurs de comprendre que ce Sens, qui déployait (et déploie toujours quoique différemment) pour les hommes un invisible labyrinthe de fictions religieuses, politiques et artistiques, produisait malgré, ou plutôt par son caractère fictionnel même, des effets réels. Richesse produite par les taxes et offrandes, unité nationale, fierté, courage dans les entreprises, œuvres d'art, combativité des guerriers entraînés, tout cela est à mettre au compte de cet univers apollinien cultivé dont le sanctuaire delphique était le noyau et la source.

Un peu plus haut, et avec encore plus de hauteur elle affirme : "L'univers comme tel 'a pas de Sens. Il est silence. (...) Quand nous aurons disparu, même si notre soleil continue d'émettre lumière et chaleur, il n'y aura plus de Sens nulle part. Aucune larme ne sera versée sur notre absence, aucune conclusion tirée quant à la signification de notre bref passage sur la planète Terre; cette signification prendra fin avec nous."
Et, alors même que la foule contemple avec nostalgie et condescendance cette grandeur passée, peut surgir pour l'œil attentif, entre les colonnes brisées, la vue d'immenses cyprès qui semblent les ignorer majestueusement.
Me viennent alors les paroles du poète lorsqu'il chante :

"Sur le sable, face à la mer
Se dresse là, un cimetière
Où les cyprès comme des lances
Sont les gardiens de son silence.
"

samedi 10 juillet 2010

Parce que nous le valons bien

L'affaire Bettencourt-Woerth est une occasion trop belle pour ne pas revenir sur le côté obscur de L'Oréal.



La foule des hommes crédules est spontanément réaliste, même dans ses élans superstitieux. Elle croit en effet que tout ce qui se présente devant ses yeux n’est que ce qu’il est et doit être reçu tel qu'il se manifeste. Le mystère, le sens ou l’intention lui échappent parce que l’idée même d’un envers de l’image lui est étrangère. Guidée par la seule émotion ou l'identification béate, l’imagination non instruite ne peut rien révéler.
C’est ainsi que L’Oréal a pu pendant près d’un siècle diffuser ses idées vénéneuses sans que personne, ou presque, ne s’en inquiète. On a bien révélé ou simplement rappelé puisqu’il ne s’en était jamais caché le soutien très actif d’Eugène Schueller, fondateur de L’Oréal, à l’activisme faschiste de l’Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale (OSARN), communémemnt appelé « la Cagoule » et à l’extrême droite vichyste. Propriétaire de l’Oréal, DOP, Monsavon et autre entreprise de l’Europe plus propre, Eugène Schueller qui dans La Révolution de l’Economie, écrit vouloir « arracher au cœur des hommes les concepts enfantins de liberté, d’égalité et même de fraternité », s’engage activement dès 1940 dans la collaboration. Il crée le Mouvement social révolutionnaire (dont l’acronyme MSR se prononce « aime et sert ») avec le soutien des nazis. Le mouvement, dont les réunions de la direction se tiennent au siège de L’Oréal a un programme on ne peut plus, clair : « Nous voulons construire la nouvelle Europe en coopération avec l’Allemagne nationale-socialiste et tous les autres nations européennes libérés comme elles du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie (…) régénérer racialement la France et les Français (…) donner aux juifs qui seront conservés en France un statut sévère les empêchant de polluer notre race (…) ».
Nous passons les détails qui sont à la disposition de tous et n’ont jamais été remis en cause pour n’en retenir que l’issue : à la libération les membres actifs de ses organisations seront accueillis dans les directions des différentes filiales de L’Oréal et de Nestlé, en Europe et aux USA pour continuer leur oeuvre. André Béttencourt, chef français de la PropagandaStaffel, placé sous la triple tutelle du ministre de la propagande, Joseph Goebbels, de la Wehrmacht et de la Gestapo, se marie avec Liliane Schueller, devenue Béttencourt. Et François Mitterand trainera toute sa vie ses amitiés douteuses.

Naïfs seraient les consommateurs croyant qu’en achetant les produits L’Oréal ils ne soutiennent pas matériellement et idéologiquement cette entreprise centenaire d’aryanisation. Elle se manifeste très clairement aujourd’hui dans ce qu'on peut facilement qualifier d'esthétique fasciste. Celle-là même qu’a cultivé Leni Riefenstahl, cinéaste officielle nazi qui, après le manifeste "Les Dieux du stade", après la chute du Reich et sans avenir en Europe, part en Afrique pendant quarante ans à la recherche de sa fantasmagorie politico-artistique de races pures, Noubas, Massaïs, Dinka ou Samburu. Celle encore qu’on retrouve dans ce cauchemard réaliste qu’est Bienvenue à Gattaca.

C’est ainsi que les tabloïds américains se sont émus récemment de l’aryanisation de Beyoncé par L’Oréal (cf photo ci-dessus).

C’est encore ainsi que la cour d'appel de Paris a condamné, le vendredi 6 juillet 2007, pour discrimination raciale à l'embauche la société Garnier.En effet pour la promotion des produits capillaires Fructis Style, fabriqué par Garnier, la filiale de L’Oréal avait demandé de na pas embaucher des jeunes femmes d'origine africaine, arabe ou asiatique (non BBR, « bleu, blanc, rouge » comme on dit pudiquement dans le métier). Les postulantes devaient aussi être âgées de 18 à 22 ans et leur taille de vêtement devait être comprise entre le 38 et le 42. Voilà les modalités concrètes de la sélection de l’espèce vu par L’Oréal.

Jean Baudrillard écrit très justement que « les objets de consommation constituent un lexique idéaliste de signes, où s’indique dans une matérialité fuyante le projet même de vivre”. La matérialité fuyante c’est le produit (cosmétique par exemple. Sa matérialité est fuyante parce que ce qu’achète réellement le consommateur c’est le mythe d’une beauté universelle, standardisée et supérieure. Le “projet même de vivre” c’est, en l'occurence, le désir d’appartenir à une aristocratie économique, esthétique et biologique, une race supérieure donc. Baudrillard poursuit très justement “Si la consommation semble irrépressible, c’est justement qu’elle est une pratique idéaliste totale qui n’a plus rien à voir avec (au-delà d’un certain seuil avec) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C’est qu’elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu par l’objet”. En bons épicuriens c’est le “toujours déçu” qui nous intéresse. En effet le désir cultivé par L’Oréal ne peut que conduire à la déception, la frustration et la colère. Et pour cause, cette société supérieure n’est que le produit de la manipulation du monde par photoshop et de pauvres esprits incapables de voir la beauté quand elle n’est pas standadisée. Beyoncé, Kate Moss ou Claudia Schieffer n’existent pas, elle ne sont que des produits de synthèse auxquelle les jeunes filles aspirent désespéremment à ressembler.

Dans Cool memories IV, Baudrillard ajoute : «la misère du monde est tout aussi visible dans la ligne et le visage d'un mannequin que dans le corps squelettique d'un Africain. La même cruauté se lit partout si on sait la voir ». Qui l’entend ?

Quelques uns sûrement, puisque Yannick Noah peut chanter en ce moment à propos d'Angela Davis :

Angela my sister angela my sister
My home is your home
Angela my sister angela my sister
Ton nom dans nos vies résonne



jeudi 24 juin 2010

Jour de grêve


Il a raison Martin Vidberg, on est vraiment trop poli...

mardi 22 juin 2010

mardi 22 juin : France - Afrique du Sud


Une pub osée sortie à l'occasion de la brillante élimination des "millionnaires applaudis par les RMIstes" comme dit le philosophe roi.

Et l'occasion de goûter à nouveau ce milk-shake de l'esprit :

QUESTION :
Pourquoi le poulet a-t-il traversé la route ?

REPONSES :

* RENE DESCARTES : Pour aller de l'autre côté.

* PLATON : Pour son bien. De l'autre côté est le Vrai.

* ARISTOTE : C'est dans la nature du poulet de traverser les routes.

* KARL MARX : C'était historiquement inévitable.

* RONALD REAGAN : Euh... J'ai oublié.

* CAPTAIN JAMES T. KIRK : Pour aller là ou aucun autre poulet n'était allé avant.

* HIPPOCRATE : A cause d'un excès de sécrétion de son pancréas.

* MARTIN LUTHER KING, JR.:J'ai la vision d'un monde ou tous les poulets seraient libres de traverser la route sans avoir a justifier leur acte..

* MOISE : Et Dieu descendit du paradis et Il dit au poulet ? Tu dois traverser la route". Et le poulet traversa la route et Dieu vit que cela était bon..

* RICHARD M. NIXON : Le poulet n'a pas traversé la route, je répète, le poulet n'a JAMAIS traversé la route.

* NICOLAS MACHIAVEL : L'élément important c'est que le poulet ait traversé la route. Qui se fiche de savoir pourquoi ? La fin en soi de traverser la route justifie tout motif quel qu'il soit.

* ARLETTE LAGUILLER : Poulettes, poulets, ne vous laissez plus spolier par le patronat qui vous oblige à traverser les routes.

* CHARLES De GAULLE : Les français sont des poulets qui traversent les routes.

* JEAN-LUC MELENCHON : teut-teut-teut petite cervelle pourrie par le refoulé de la petite bourgeoisie et la corporation voyeuriste vendeuse de papier, tu fermes ta petite bouche et tu me parles d'autres choses que de poulets qui traversent les routes.

* SIGMUND FREUD : Le fait que vous vous préoccupiez du fait que le poulet a traverse la route révèle votre fort sentiment d'insécurité sexuelle latente.

* BILL GATES : Nous venons justement de mettre au point le nouveau "Poulet Office 2010", qui ne se contentera pas seulement de traverser les routes, mais couvera aussi des œufs, classera vos dossiers importants, etc.

* CHARLES DARWIN : Les poulets, au travers de longues périodes, ont été naturellement sélectionnes de telle sorte qu'ils soient génétiquement enclins a traverser les routes.

* ALBERT EINSTEIN : Le fait que le poulet traverse la route ou que la route se déplace sous le poulet dépend de votre référentiel.

* BOUDDHA : Poser cette question renie votre propre nature de poulet.

* GALILEO GALILEI : Et pourtant, il traverse...

* ERNEST HEMINGWAY : Pour mourir. Sous la pluie.

* ZEN : Le poulet peut vainement traverser la route, seul le Maître connaît le bruit de son ombre derrière le mur.

mardi 8 juin 2010

La fable des abeilles


L'heure printanière de la floraison et du léger bourdonnement des abeilles est l'occasion de se pencher sur ce que cet insecte a évoqué pour l'homme depuis des millénaires.

Travailleuses, dévouées à la collectivité et à leur roi, produisant miel et cire, construisant des cellules de ruche dont les formes géométriques sont troublantes de perfection, les abeilles ont toujours été le symbole de l'esprit industrieux et du courage allant jusqu'au sacrifice.

Le poète romain Virgile écrit ainsi : " J'ajouterai que ni l'Égypte ni la vaste Lydie ni les peuplades des Parthes ni le Mède de l'Hydaspe n'ont autant de vénération pour leur roi. Tant que ce roi est sauf, elles n'ont toutes qu'une seule âme; perdu, elles rompent le pacte, pillent les magasins de miel, brisent les claies des rayons. C'est lui qui surveille leurs travaux; lui qu'elles admirent, qu'elles entourent d'un épais murmure, qu'elles escortent en grand nombre; souvent même elles l'élèvent sur leurs épaules, lui font un bouclier de leurs corps à la guerre et s'exposent aux blessures pour trouver devant lui une belle mort."

Mais en bon lecteur de l'épicurien et atomiste Lucrèce il ajoute : "D'après ces signes et suivant ces exemples, on a dit que les abeilles avaient une parcelle de la divine intelligence et des émanations éthérées; car, selon certains, Dieu se répand par toutes les terres, et les espaces de la mer, et les profondeurs du ciel; c'est de lui que les troupeaux de petit et de gros bétail, les hommes, toute la race des bêtes sauvages empruntent à leur naissance les subtils éléments de la vie; c'est à lui que les êtres sont rendus et retournent après leur dissolution; il n'est point de place pour la mort, mais, vivants, ils s'envolent au nombre des constellations et ils gagnent les hauteurs du ciel. "

Ainsi l'antiquité installe durablement l'abeille, aux côté de la cigale et de la fourmi, comme insecte parabolique et fondateur de l'économie politique classique. Ce fondement repose sur l'idée que les vertus privées font les vertus publiques et que la coopération au service de la collectivité profite aux intérêts particuliers.

Or en 1714 Bernard Mandeville, philosophe et médecin, écrit un texte intitulé Fable des abeilles qui constitue pour les tenant du libéralisme un coup de force philosophique permettant d'assoir leur conception de l'économie. Mandeville y affirme pour résumer que les vices privés font les vertus publiques. "Le vulgaire, peu perspicace, écrit-il, aperçoit rarement plus d'un maillon dans la chaîne des causes. Mais ceux qui savent porter plus loin leur regard et veulent bien prendre le temps de considérer la suite des événements verront en cent endroits le bien sortir du mal à foison comme les poussins sortent de l'oeuf".


Ainsi, comme le montre très bien Onfray dans ses conférences, la ruche vue par Mandeville est un lieu de vice, de corruption, et d'exploitation. Les commerçants trichent sur les prix, la justice est au service des puissants, les hommes politiques volent dans les caisses, les médecins préfèrent leurs honoraires à la santé de leurs patients, les parasites exploitent les travailleurs, etc. Rien que de très connu. Mais Mandeville, prenant soudain de la distance, affirme que ce vice des individus profite à la totalité qui, elle, est prospère et vertueuse. L'orgueil, la vanité, la jalousie, la duplicité, les privilèges ou les excès du luxe bénéficieraient non seulement au progrès collectif en générant des industries utiles à la richesse des nation mais aussi aux exploités et aux pauvres en leur donnant du travail, de la sécurité, des salaires et le sens de l'effort.
Toute autre conception serait donc non seulement naïve mais nuisible au bon fonctionnement de la société. Faisant l'hypothèse d'une intervention de Jupiter instituant la justice et la probité dans la ruche, celle-ci dépérirait, honnête mais pauvre et dévastée. Ainsi avec l'honnêteté disparaitraient les juges, les geôliers, les directeurs de prison, les policiers, les serruriers. Avec la disparition de la luxure disparaitraient les tenanciers, les viticulteurs, les prostituées, les tripots, les caisses de l'État seraient moins remplies, etc. Et de fil en aiguille la société s'appauvrirait et se retrouverait à la merci des attaques, comme une ruche affaiblie prête à être dévastée par une armée de bourdons.

Ainsi peut-il conclure : " Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits."

Si Michel Onfray fait de Mandeville le "père de l'Eglise libérale" c'est qu'il formule tout ce qui constituera le credo libéral : existence d'un ordre naturel qu'il faut laisser se réaliser dans l'espace social, existence d'une main invisible, l'utopie d'un avenir radieux, le marché est la vérité de la société, la prospérité économique est le souverain bien, la pauvreté est relative et nécessaire.

Avec le recul et la vague de mortalité des abeilles sur tout le globe, l'analogie mérite d'être revisitée. Au moins sur trois points.

Premièrement, la fable des abeilles repose sur une observation totalement fictive du fonctionnement d'une ruche, ce qui, même à l'époque de l'écriture du texte relève de la supercherie rhétorique. C'est pourquoi Daniel Bartoli traducteur de la Fable des abeilles écrit : " les abeilles démentent pareille conception : toutes travaillent avec zèle, constance et dévouement à l’harmonie de l’ensemble. Chacune d’elles assure, sans repos, le bon fonctionnement de la ruche ; les bâtisseuses, les butineuses et même les gardiennes (elles interdisent l’accès à des abeilles qui appartiennent à d’autres ruches) relèvent d’une judicieuse "division des tâches"." De plus on sait depuis que toute prospérité n'est pas bonne en elle-même. C'est toute la réflexion contemporaine sur les indicateurs de richesse. D'où l'absurdité d'une participation favorable à l'accroissement du PIB si vous prenez votre véhicule, videz votre réservoir d'essence en tournant en ville, vous cassez les jambes lors d'un accident et faites travailler les médecins urgentistes, les garagistes, les pharmaciens, etc.

Deuxièmement, si on prend cette fable au premier degré on doit remarquer qu'elle conduit à une contradiction qui est le piège de toute théorie fictionnelle. Ainsi pour être cohérent il faudrait au moins dire que si l'ordre naturel doit se réaliser et que toute affirmation vertueuse est encore un vice caché ou une illusion, alors elle répond quand même à une nécessité...qui nécessairement profite à tous. Peut-être que la fiction culturelle est une composante de la nature humaine mais elle ne peut être niée sans remettre en question la main invisible elle-même. C'est ainsi par exemple que même si le stalinisme était une illusion dangereuse elle doit être comptée au rang des causes de la vertu du libéralisme des trente glorieuse. La libre concurrence devrait être élargie jusqu'aux modèles politiques pour réaliser tous ses effets. Et la chute du mur de Berlin signerait donc aussi le moment de la chute du libéralisme vertueux.

Troisièmement, la fable de Mandeville repose sur le postulat, lourd, d'une négation de la frontière entre nature et culture. Ne pas voir dans la scène politique et sociale un espace de représentation de la grande comédie humaine serait le fait d'individus idéaliste, donc naïfs. Au mieux, ou au pire, ce seraient des manipulateurs, membres comme tout un chacun de la société du spectacle (illimitée) et jouant leur partition (les vertueux altruistes) pour assouvir leurs propres vices. Dès lors tout sol des valeurs s'effondre sous nos pieds, l'espace culturel n'est plus qu'une vaste fiction. D'où la référence aux abeilles. Pour assoir la démonstration Mandeville ne pouvait que s'appuyer sur le sol prétendu ferme de la nature.

Or c'est oublier que Mandeville est un grand lecteur, et traducteur en anglais des fables de la Fontaine. Aussi l'ironie doit toujours être soupçonnée. Et le sous-titre La fable des abeille ou les fripons devenus honnêtes gens doit incliner à la distance.
Mais sur le fond, pour que le propos de l'auteur ait un sens il faut qu'il y ait des vices et des vertus. Or cela n'a de signification que dans la culture. Croire que la hyène est cruelle et le lion courageux, ou plus largement qu'il y ait du vice ou de la vertu dans la nature est une projection anthropomorphique telle que la Fontaine a pu en produire mais en toute connaissance de cause. Enlever les termes de l'analogie propre à la fable conduit fatalement à réduire le droit au fait et donc soumettre la société au régime de la force, des pulsions et des instincts. Et ce glissement conduit Adolf Hitler a dire "la nature est cruelle, nous avons donc le droit de l'être" ou Laurence Parisot, la présidente du MEDEF à dire "la vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?" (lire la très bonne analyse de cette stratégie rhétorique ici)

Pour bien comprendre Mandeville il faudrait donc disposer de cette "pensée de derrière" dont parle Pascal qui distingue les "habiles" des "demi habiles" qui sait en même temps que tout dans le spectacle est faux, du décor aux émotions en passant par l'histoire, mais que la vérité de la représentation réside dans la vraisemblance de l'ensemble. On peut toujours soupçonner la fausseté et le vice mais la crédibilité est la vertu cardinale de toute fiction, qu'elle soit des abeilles ou non. C'est pourquoi les vices doivent toujours être condamnés, qu'ils soient privés ou public. Faites-en votre miel...

samedi 29 mai 2010

Tu vis sans jamais voir un cheval, un hibou...


Les parisiens ont eu la chance de voir un bout de nature leur être servi sur un plateau le week-end dernier. Les Champs-Elysées ont été transformés, l'espace de deux jours, en un vaste jardin.

Un internaute du journal Le Monde s'interroge :
"N’est-on pas en face d’une incompréhension? D’un coté des agriculteurs présentant leur travail et de l’autre des Parisiens venant admirer une œuvre de Land Art artificielle. Pas grand chose a voir avec la réalité de nos campagnes."

C'est très juste.

On pourrait ajouter à la lumière du film de Coline Serreau Solutions locales pour un désordre global que, l'urbanisation aidant, les Français ont oublié ce lien fondamental qui les attache à la terre. La thèse tout à fait convaincante du film est que ce qui s'est joué au xxème siècle c'est une main-mise des moyens de la guerre, de la prédation et de la virilité sur l'agriculture. Et si on plonge avec le film on assiste à une psychanalyse assez captivante de ce processus.

Comment une société peut-elle vivre sans agriculteurs? Telle était la question posée aux parisiens. Mais on dirait que ça les gène de marcher dans la boue...

Pour finir, un fantasme musical pour redorer le blason de cette chanson d'un autre temps

dimanche 16 mai 2010

No-kids

Le côté obscur de l'écologie c'est l'anti-humanisme. Luc Ferry en avait profité pour jeter bébé, le savon et le canard en plastique avec l'eau du bain dans Le nouvel ordre écologique. On le lui a bien reproché. Mais l'idée est bien que le respect de la nature et les droits de la nature sont une menace pour les droit humains. Elle est parfaitement formulée par l'agent Smith dans un monologue sombre de Matrix: "J’ai longtemps observé les humains et ce qui m’est apparu lorsque j’ai voulu qualifier votre espèce c’est que vous n’êtes pas réellement des mammifères. Tous les mammifères sur cette planète ont contribué au développement naturel d’un équilibre avec le reste de leur environnement. Mais vous les humains, vous êtes différents. Vous vous installez quelque part et vous vous multipliez. Vous vous multipliez jusqu’à toutes vos ressources naturelles soient épuisées, et votre seul espoir de survie est de vous déplacer jusqu’à un autre endroit.
Il y a d’autres organismes, sur cette planète, qui ont adopté cette méthode. Vous savez lesquels ? Les virus ! Les humains sont une maladie contagieuse ; le cancer de cette planète. Vous êtes la Peste.
"

Conformément à cette conception le député vert Yves Cochet a mis le pied dans le plat l'année dernière en affirmant qu'un enfant européen ayant "un coût écologique comparable à 620 trajets Paris-New York", il faudrait donc, selon lui, faire voter une directive baptisée "grève du troisième ventre" qui limiterait fortement les prestations familiales...

Plus ludique, si vous étiez au Comptoir Général "un lieu magnifique, au bord du canal Saint-Martin, dédié à la solidarité et à l’environnement" 80, quai de Jemmapes à Paris samedi dernier vous avez pu profiter de la première édition parisienne de la Fête des Non-Parents.

Si vous avez raté l'événement un compte rendu hilarant de cet événement surréaliste est à lire sur le site des Inrocks. L'occasion de retrouver la trace de Noël Godin, le célèbre entarteur. L'occasion aussi d'une réhabilitation (peut-être?) de Rousseau donneur de leçon d'éducation et qui traîne depuis plus de 200 ans le boulet d'avoir abandonné à l'orphelinat ses marmots. Ou encore l'occasion d'entendre parler de Laure Noualhat, journaliste environnementaliste à Libération qui prépare un documentaire sur les "no kids", soucieux de ne pas entretenir plus longtemps les conditions d'une servitude volontaire et d'un malheur généralisé sur une terre déjà surexploitée. Sur son excellent blog elle cite cette phrase de Pauline Bonaparte : "la première moitié de notre vie est gâchée par nos parents, la seconde par nos enfants." A méditer.

dimanche 9 mai 2010

L'art d'aimer


Il y a peu la volonté de la majorité présidentielle de séduire à nouveau l'électorat de l'extrême droite qui avait assuré sa conquête du pouvoir en 2007 a été l'occasion d'un véritable bras de fer philosophique inattendu. L'étincelle qui a embrasé le monde des idées a eu lieu à Nantes devenu en quelques jours le lieu de toutes les turpitudes.

Au départ une automobiliste est arrêtée par un fonctionnaire de police ayant estimé que son champ de vision était réduit par le port d'un voile. Elle reçoit une contravention pour "circulation dans des conditions non aisées". L'affaire aurait pu en rester là mais la jeune femme conteste la contravention, le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux a vent de l'affaire et se saisit de ce cas connu depuis longtemps pour mettre en scène une version à peine déguisée de "la France aux Français".
En effet le mari de la jeune femme, Lies Hebbadj est connu des services de police et soupçonné de fraude aux services sociaux. Monsieur Hortefeux évoque alors la possibilité de le déchoir de sa nationalité française en faisant valoir dans un courrier officiel qu'il « vivrait en situation de polygamie avec quatre femmes dont il aurait eu 12 enfants ».
Passons le caractère évidemment dégradant pour les femmes de ce voile qui ne laisse plus apparaître que les yeux et qui suppose que la femme soit nécessairement une proie et un objet de tentation et que les regards masculins soient nécessairement ceux de prédateurs pervers. Outre cela donc, on reste pantois devant les accusations du ministre qui sont d'une maladresse incroyable à un tel niveau de responsabilité.
La réplique ne s'est d'ailleurs pas fait attendre, puisque le mari a répondu à Hortefeux : "à ce que je sache, les maîtresses ne sont pas interdites en France, ni par l'islam. Peut-être par le christianisme, mais pas en France". "Si on est déchu de sa nationalité pour avoir des maîtresses, ajoute l'intéressé, il y a beaucoup de Français qui seraient déchus" .

Est alors réapparu dans tout son éclat la pensée obscure, le préjugé, l'impensé de notre société. Premièrement le fait, qu'en français, il n'y a pas pour les femmes d'équivalent de la distinction entre "homme" et "mari". Tout le monde en tirera la conclusion qui s'impose, qui conduit les Français, malgré eux, à penser d'une certaine façon la féminité et qui amène le ministre à se prendre méchamment les pieds dans le tapis. Mais surtout le fait que nous avons été formatés pour penser la relation amoureuse dans le cadre du couple marié, éternel et fidèle. Toute autre relation est pensée soit comme anecdotique ou scandaleuse soit comme un échec. Long conditionnement politico-religieux qui trace un si profond sillon dans nos esprits que tout autre discours semble venir d'un autre univers. Et pourtant tout conspire à nous faire penser que la vie affective et l'engagement n'ont strictement rien à voir. C'est que nous n'écoutons la nature ni en nous ni en dehors de nous.

De manière tout à fait opportune et ironique a resurgi du passé une interview éclairante de Carla Bruni donnée en 2007...avant donc.

Puisque toute représentation s'enracine dans l'enfance il s'agit de faire un premier détour :
« (mon enfance) a été belle, solitaire aussi. L’Italie était différente. J’étais pleine de pressentiments et j’adorais ça : je nourrissais de grands espoirs, je m’inventais un destin. Puis, j’ai été une adolescente turbulente avec, disons, un “goût de l’expérimental” : j’avais une grande curiosité pour les garçons, pour la musique, pour l’art et pour les expériences en général, des voyages aux drogues diverses. Je suis étonnée par les gosses d’aujourd’hui, studieux, sérieux, peureux. J’ai beaucoup d’amis
de 50 ans : leurs enfants ont 25 ans et partent en vacances avec eux. Moi, à 18 ans, il aurait fallu m’écharper pour que je suive mes parents : je voulais bâtir mon monde.
»

Outre le fossé entre les générations c'est surtout le paradoxe de la culture que met en évidence celle qui deviendra la première dame de France. Sans curiosité l'éducation n'est que conditionnement inhabité et froid. Comment enseigner à des individus lorsque les connaissances sont inséminées artificiellement, sur le mode de la culture hors-sol? Apprendre ne peut consister à verser des connaissances dans un vase. Apprendre modifie en profondeur notre esprit, notre circuit neuronal au moment même où certains rêvent de se cultiver comme on charge un logiciel dans un ordinateur. Or, et c'est là qu'est le paradoxe, la curiosité est encore le produit de l'éducation. Comment apprendre à vouloir apprendre? Carla Bruni est en tout cas le produit réussi d'une éducation esthète et avant-gardiste et d'amours adultères, libres et voyageuses. Quelle est la cause quel est l'effet? Qu'importe répond l'épicurien, puisque la rencontre des atomes est toujours hasardeuse et que, comme l'écrit merveilleusement Lucrèce refaisant l'expérience fondatrice du sage Démocrite : "quand les rayons du soleil se glissent dans l'obscurité d'une chambre, contemple, tu verras parmi le vide maints corps minuscules se mêler de maintes façons dans les rais de lumière et comme les soldats d'une guerre éternelle se livrer par escadrons batailles et combats sans s'accorder de trêve et toujours s'agitant,au gré des alliances et séparations multiples."

C'est cette trame complexe tissée d'atomes, de vides, de chocs et de hasard dont Carla Bruni se fait l'écho lorsqu'elle poursuit son propos et aborde la question de la féminité :

« Je suis une amadoueuse, une chatte, une Italienne. J’aime projeter la féminité la plus classique : la douceur, le “charmage”, la “charmitude”, comme pourrait dire Ségolène (elle rit). Mais je ne suis pas née comme ça : ce sont des vides que j’ai remplis. Je crois qu’il y a deux discours dans la séduction : d’une part, le charme de la parole, reliée à la pensée, l’intelligence, la culture. D’autre part, un discours en dessous, relié aux phéromones. C’est celui-ci qui m’intéresse. C’est aussi le discours de la musique. J’y suis extrêmement sensible. »
C'est évidemment celui qui intéresse aussi toute philosophie atomiste. Cette chimie du désir absolument fascinante, véritable archéologie des affects dont la culture, de l'amour courtois au culte de la fidélité en passant par la législation n'est que la face émergée, "le discours relié aux phéromones" est celui qui fait qu'on "sent" ou ne "sent pas" quelqu'un, que nos atomes s'accrochent ou non, le discours intellectuel ne faisant que justifier après coup une attraction ou répulsion qui n'a aucun autre raison d'être que les atomes, le vide et le hasard. C'est cela que nie, fascinée par le mythe de l'éternité, de l'âme soeur et du sacrement, la culture judéo-chrétienne.

C'est alors que nous arrivons au cœur de notre sujet, la question de la fidélité, dont la réponse est d'autant plus savoureuse lorsqu'on sait que Carla Bruni répond à une journaliste du Figaro Madame. Et on ne peut douter qu'elle sait bien le caractère provocateur de la réponse :

« Je suis fidèle… à moi-même ! (Elle rit.) Je m’ennuie follement dans la monogamie, même si mon désir et mon temps peuvent être reliés à quelqu’un et que je ne nie pas le caractère merveilleux du développement d’une intimité. Je suis monogame de temps en temps mais je préfère la polygamie et la polyandrie. L’amour dure longtemps, mais le désir brûlant, deux à trois semaines. Après ça, il peut toujours renaître de ses cendres mais quand même : une fois que le désir est appliqué, satisfait, comblé, il se transforme. Le pauvre, qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse ? Moi, je ne cherche pas particulièrement l’établissement des choses : l’amour et le couple ne me rassurent pas. Je ne me sens jamais en couple, pourtant j’ai un amoureux que j’aime et qui vit avec moi. C’est mon côté garçon. D’ailleurs, comme les hommes, je sais très bien compartimenter. Je sais faire mais avec un avantage sur eux : ma précision féminine (elle rit). Je ne me plante jamais !
Je suis quand même complètement femme avec ces sentiments supposés féminins qui m’envahissent parfois : la responsabilité, la culpabilité, le remords. Et puis ça passe et je redeviens cette espèce de kamikaze qui ne veut qu’une chose : vivre, vivre, vivre !
»

Seul Raphaël Enthoven, "Raphaël à l'air d'un ange /Mais c'est un diable de l'amour..." dont elle parle ici, et les rares membres d'une espèce supérieure d'hommes comme Louis Bertignac, Mick Jagger, Arno Klarsfeld, Laurent Fabius, ou Vincent Perez... peuvent vivre aux côtés d'une épicurienne aussi clairement déterminée sans y perdre des plumes. C'est ici qu'on mesure l'exigence de l'épicurisme réduit par la vulgate à un simple hédonisme, que l'époque à encore rabaissé à un consumérisme marchand. Être un bon vivant ne suffit pas parce qu'il manquerait "la précision", l'art de "compartimenter" et l'acceptation de l'instabilité fondamentale des choses, si l'on écoute bien le propos de Carla Bruni. Ne pas chercher "l'établissement des choses" telle est la plus grande difficultés de nos âmes bercées de "toujours" et de "jamais" qui cherchent à se rassurer. Mais surtout là où l'épicurisme est un art qui suppose connaissance, tact même, c'est qu'il demande plus que le simple abandon à tous les plaisirs qui s'offrent. Être "précis", "compartimenter", c'est savoir comme disait Epicure que : "tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher (...) chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciées par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre.". Voilà comment "être raisonnable" devient tout un art...

D'ailleurs la suite l'interview précise les modalités de cet art :

"je ne fais jamais de choses folles, je frôle les précipices mais je n’y vais pas. C’est le pragmatisme qui m’arrête : l’hygiène du corps ; je veux le contrôler, je refuse qu’il parte en vrille. Je commande mon corps, même si aucune femme ne peut vraiment dire ça ! Mon corps est mon allié, il m’est utile, je l’écoute. (...) La société commande désormais de ne plus fumer, ne plus manger, ne plus faire l’amour. Je trouve dommage que personne ne pense à avoir un jugement moral sur la saloperie, le mépris, l’indifférence, l’injustice. Ça, on ne l’interdit pas. On réglemente la volupté, ou du moins son caractère libre. Peut-être pour des raisons justes ? Peut-être qu’on légifère parce que les gens n’arrivent pas à contrôler les dosages ? Moi, je ne me sens pas vraiment concernée. Parce que je sais que l’austérité donne plus de saveur à la gourmandise. Et puis, je pense aussi à Épicure qui, contrairement à la croyance générale, ne préconise les plaisirs qu’au compte-gouttes. Sinon, il ne s’agit que de vice ou de pathologie… »

La féline italienne dans toute sa splendeur retisse donc habilement pour notre bien le lien avec une tradition perdue et noyée pendant des siècles par les contempteurs du corps, savamment torturée par la séparation cartésienne du corps et de l'esprit, et laissée pour morte par le code napoléonien.

Brice Hortefeux aurait ainsi mieux fait de discuter avec la femme du président avant de s'aventurer dans des eaux qu'il ignore!
A l'heure où la science nous confirme ce que la rumeur craignait, à savoir qu'un enfant sur 30 ne serait pas de son père officiel, il aurait été judicieux qu'il relise Ovide et son fameux Art d'aimer (au moins le livre II!), qui affirme entre autre que "ce n'est pas que, censeur rigide, je veuille te condamner à n'avoir qu'une maîtresse : m'en préservent les dieux ! Une femme mariée peut à peine tenir un semblable engagement." Pour entrer dans les secrets de cet art, loin des turpitudes politiques réactionnaires tout autant que des comportements moyen-âgeux de quelques excentriques religieux, violents et pervers, mieux vaut se taire et écouter Ovide...

samedi 1 mai 2010

1er mai



Dans une interview accordée en 1998 aux Périphériques André Gorz envisage la nécessité d'un "exode de la société du travail" et pourquoi le pouvoir en place s'y oppose farouchement. Pour finir il évoque l'idée d'un "revenu de base" appelé aussi "allocation universelle".

Extrait
: "Je pense que dans une société où l’emploi devient de plus en plus précaire, de plus en plus discontinu, où le travail salarié stable et à plein temps cesse d’être la norme - ce qui est le cas pour 45 % des Allemands, pour 55 % des Britanniques et des Italiens, pour environ 40 % des Français - et où, à l’échelle d’une vie, le travail ne représente plus qu’un septième ou un huitième du temps de vie éveillé après l’âge de 18 ans, les détenteurs du pouvoir économique et politique craignent par-dessus tout une chose : que le temps hors travail salarié puisse devenir le temps dominant du point de vue social et culturel ; que les gens puissent s’aviser de s’emparer de ce temps pour « s’employer » à y faire eux-mêmes ce qu’eux-mêmes jugent bon et utile de faire. Avec le recul du poids du travail salarié dans la vie de tous et de chacun, le capital risque de perdre le pouvoir sur les orientations culturelles de la société. Il fait donc tout pour que les gens, et principalement les plus ou moins jeunes, demeurent culturellement incapables d’imaginer qu’ils pourraient s’approprier le temps libéré du travail, les intermittences de plus en plus fréquentes et étendues de l’emploi pour déployer des auto-activités qui n’ont pas besoin du capital et ne le valorisent pas.

Nous avons donc affaire, en France plus encore que dans les pays voisins, à une campagne idéologique très soutenue pour verrouiller, pour tuer l’imagination sociale, pour accréditer l’idée que le travail salarié est la seule base possible de la société et de la « cohésion sociale », que sans emploi, on ne peut rien faire, ne peut disposer d’aucun moyen de vivre « dignement » et activement. Nos minima sociaux sont misérables. On accrédite l’idée qu’un droit à un revenu découplé d’un emploi est de l’assistanat, comme si les centaines de milliers d’emplois partiels à salaire partiel, créés tout exprès pour « insérer » des chômeurs - les insérer dans quoi ? s’il vous plaît - n’étaient pas de l’assistanat sous une autre forme tout aussi humiliante, puisqu’on dit en quelque sorte aux plus ou moins jeunes chômeurs : « En vérité, on n’a aucun besoin de vous, de votre force de travail ; on va vous rendre service, on va vous occuper un peu en vous payant un peu. » C’est quoi, un travail qu’on vous donne à faire pour vous rendre service ?

En réalité, c’est le capitalisme qui se rend service de cette façon. Il fait subventionner des employeurs pour qu’ils aient la bonté d’employer des gens au rabais. Il veille à ce que les gens se conçoivent comme ne pouvant être que de la force de travail sur un marché de l’emploi, et que, s’ils ne trouvent pas d’employeur, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes, c’est-à-dire au fait qu’ils ne sont pas assez « employables ». Tout le discours dominant fait comme s’il n’y avait pas des causes systémiques, structurelles à la contraction du volume de travail rémunéré, comme si les stages formation, les stages en entreprise etc. allaient, en rendant les gens plus employables, leur assurer un emploi.

En réalité, ces stages ont une fonction idéologique inavouée : ils consolident et développent l’aptitude à l’emploi au détriment de l’aptitude au temps libre, et cela dans un contexte où il y a de moins en moins de travail-emploi et de plus en plus de temps libéré. On fabrique méthodiquement des gens incapables de se concevoir comme les sujets de leur existence, de leur activité et de leurs liens sociaux, des gens qui dépendent totalement de ce que des employeurs privés ou publics leur donnent à faire. Et puis on ne leur donne rien à faire de consistant, rien que des boulots d’assistés. Il y a de quoi les rendre enragés.

« Oser l’exode », ça veut dire d’abord percer à jour cette stratégie de domination qui jette les gens dans une dépendance à l’égard de l’emploi plus totale que jamais, alors que l’emploi devient totalement aléatoire ; et qui veut dire ensuite exiger non pas de l’emploi - « du travail » - mais la possibilité de vivre en l’absence d’un emploi, pendant les intermittences de l’emploi, grâce à un revenu de base inconditionnellement garanti. J’ajoute : ce revenu de base doit être compris non pas comme ce qui vous dispense de rien faire, mais au contraire comme ce qui vous permet de faire plein de choses bonnes, belles et utiles qui ne sont pas rentables du point de vue de l’économie capitaliste de marché, ni susceptibles d’être homologuées, standardisées, professionnalisées.

PS : Gorz qui n'a pas toujours défendu cette idée explique les raisons de son revirement ici.

mardi 20 avril 2010

Un XXIème siècle éruptif

C'est ce qu'inspire à Paul Virilio le nuage qui hante l'Europe depuis quelques jours. Paul Virilio est un inventeur de concepts, le disciple de Jankélévitch et le maître qui a formé plusieurs grands noms de l'architecture contemporaine française dont Jean Nouvel.
Dans une interview accordée à l'Humanité il précise que si notre siècle est éruptif c'est parce que tous les aspects de notre civilisation, l'exploitation de la nature, l'industrie, l'économie, la finance, l'information sont globalement organisés en un système fait de tensions, de prédation, de conflits et dont le moindre dysfonctionnement provoque nécessairement une déflagration en chaîne.

Cette civilisation du choc pour parler comme Walter Benjamin a modifié le sensorium humain. On se souvient peut-être que chez Benjamin l'art, et plus particulièrement le cinéma, était censé nous préparer à supporter et même convertir en conscience politique cette nouvelle esthétique perceptive. Comme reproduction de l’expérience catastrophique de la ville moderne, le cinéma permet aux masses assemblées dans les grandes villes de rejouer ce qu’elles subissent quotidiennement dans l’espace métropolitain: le traumatisme de chocs successifs advenant ici à la conscience alors qu'ils étaient ordinairement inconscients. Le cinéma mais aussi la peinture, la musique, la publicité ont intégré ce sensorium contemporain par les techniques qu’ils mobilisent (montages ultrarapides, surimpressions de plans, agrandissement, ralenti, collage, sample, bpm, etc) produisent dans la conscience des spectateurs un effet «explosif» qui les place dans un état d’alerte permanent. Paul Virilio le résume ainsi "nous sommes sans arrêt bousculés, choqués par cette synchronisation des émotions".

Mais on peut déplorer avec lui que la conscience politique critique que Walter Benjamin appelait de ses vœux ne soit finalement pas advenu. En lieu et place de l'analyse critique, de la mémoire, du recul s'est imposée une "dictature du présent". A la violence totalitaire s'est substituée la furie des temps "globalitaires" où les rythmes précipités des médias, les écrans omniprésents, l'information "en temps réel" ont fait du monde un tentaculaire panoptique auquel rien ni personne ne peut échapper. Autrefois, les effets des accidents étaient minimisés par leur lenteur et pouvaient servir de matière à expérience du fait même de leur temporalité vécue, réfléchie et transmise. Temps cours de l'Erlebnis (expérience momentanée superficielle et spectaculaire) contre temps long de l'Erfahrung (expérience enracinée dans le temps et l'histoire)...

Ce temps long c'est celui qui a fait qualifier le volcan Laki, appartenant à la même chaîne que celui qui s'est éveillé la semaine dernière, de "volcan de la Révolution" par les révolutionnaires de 1789. Pour comprendre les effets redoutables de cette éruption on lira la très bonne page sur la "Tribune de Genève". En résumé en Islande, c'est l'hécatombe : 80 % des moutons, la moitié des bovins et des chevaux périssent de fluorose, bientôt suivis de 20 % de la population, réduite à la famine. "Certains historiens rapportent qu'un couple d'homosexuels aurait été offert en sacrifice expiatoire", raconte l'historien Emmanuel Garnier chercheur au CNRS et délégué auprès du Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement. Ensuite le dioxyde sulfurique présent dans la brume attaque le système respiratoire des plus faibles de tout au long de son trajet : 160 000 morts en Europe, surmortalité infantile 30 % supérieure à la moyenne en France ou en Angleterre. Puis le climat se dérègle : "Un nuage de poussière recouvrit les 2/3 de la France et se déposa en partie au sol. Les années qui ont suivi l'éruption du Laki en 1783 furent marquées par des phénomènes météo extrêmes, dont des sécheresses et des hivers très rigoureux, puisqu’on disait que le pain et la viande gelaient sur la table de la cuisine et les corbeaux en plein vol. On vit une accentuation du petit âge glaciaire. La ligne de grain orageux qui traversa la France du sud au nord, en été 1788, détruisit presque toutes les récoltes du pays. On pesa des grêlons de 10 livres (5 kg). Ces modifications climatiques et le volcan Laki ne sont peut-être pas seuls en cause, mais les historiens admettent que leur influence fut considérable dans les événements politiques qui mirent fin à la royauté. On estime que le nuage de cendre modifia le régime des moussons en Afrique, faisant baisser le niveau du Nil et l’irrigation de la plaine céréalière d’Egypte. »

Pour comprendre ce phénomène et anticiper le pire il faudrait s'approprier le concept proposé par Paul Virilio de "météopolitique" parce que instantanéité des flux de marchandises, d'hommes, d'informations conduit à une accélération de la dramaturgie amplifiée par le caractère systémique de nos organisations. Ainsi était-il le premier à prédire, dès 1995 qu'un crise boursière se propagerait instantanément ou presque au monde entier. L'ombre d'un accident intégral plane sur le monde comme ce nuage de poussière grise, comme quelques prédateurs financiers peuvent mettre à genou un pays entier en quelques minutes, comme un virus peut contaminer la planète en quelques heures, comme l'anéantissement d'un continent peut être décidé en appuyant sur un bouton.

Ce qui nous manque c'est selon lui une "Université du désastre" permettant de penser l'accident et plus largement de revenir sur la victoire de la technique c’est-à-dire l’instrumentalisation sur la science donc sur la connaissance.

Cet incident pourrait dès lors être l'occasion de réfléchir à ce que serait, ou sera puisque le kérozène viendra à manquer, un monde sans roses du Pays-Bas, sans fleurs du Kenya, d’Ethiopie, d’Equateur ou du Brésil, sans raisins d'Afrique du sud, sans tomates cerises d’Israël, sans champignons de Chine, sans vacances d'une semaine aux Seychelles ou aux Antilles, sans ministre de la coopération et de la francophonie se rendant en jet privé avec 116.500 euros du contribuable...à Haïti.

"Avoir empêché les Grands du monde entier de rendre hommage au crypto-fasciste chef d’Etat polonais enterré à Cracovie est à mettre au crédit de ce volcan qui fait irruption dans les folies d’un monde qui s’obstine à tout transporter à toute vitesse sans jamais se demander pourquoi et aux dépends de qui", comme l'écrit très justement un blogger de Politis

Que cela nous vienne du pays qui a refusé de payer la dette des banques doit aussi être pensé.

Et, nous rappelant les mots de Baudelaire à propos de ces "beautés météorologiques" : "A la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l'éloquence de l'opium",il nous vient, comme à tous les habitants de Gonesse, de Francfort ou de Gatwick, exactement la même conclusion:

"Chose assez curieuse, il ne m'arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l'absence de l'homme."


Post-scriptum : le commentaire du philosophe-roi

dimanche 4 avril 2010

Message pascal, "urbi et orbi"


"L'homme n'est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L'homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous ces Enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s'opposaient à ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce... Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain. C'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit pouvoir prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même envers les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agressivité humaine. Chacun de nous en arrive à ne plus voir que des illusions dans les espérances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ; chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pénible et douloureuse. Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde."

Freud, Malaise dans la civilisation

lundi 22 mars 2010

Courage et loyauté politique



Un jour on dira : tout a commencé là!


Le programme est ici.


19,1...BRAVO ET MERCI!