mardi 20 avril 2010

Un XXIème siècle éruptif

C'est ce qu'inspire à Paul Virilio le nuage qui hante l'Europe depuis quelques jours. Paul Virilio est un inventeur de concepts, le disciple de Jankélévitch et le maître qui a formé plusieurs grands noms de l'architecture contemporaine française dont Jean Nouvel.
Dans une interview accordée à l'Humanité il précise que si notre siècle est éruptif c'est parce que tous les aspects de notre civilisation, l'exploitation de la nature, l'industrie, l'économie, la finance, l'information sont globalement organisés en un système fait de tensions, de prédation, de conflits et dont le moindre dysfonctionnement provoque nécessairement une déflagration en chaîne.

Cette civilisation du choc pour parler comme Walter Benjamin a modifié le sensorium humain. On se souvient peut-être que chez Benjamin l'art, et plus particulièrement le cinéma, était censé nous préparer à supporter et même convertir en conscience politique cette nouvelle esthétique perceptive. Comme reproduction de l’expérience catastrophique de la ville moderne, le cinéma permet aux masses assemblées dans les grandes villes de rejouer ce qu’elles subissent quotidiennement dans l’espace métropolitain: le traumatisme de chocs successifs advenant ici à la conscience alors qu'ils étaient ordinairement inconscients. Le cinéma mais aussi la peinture, la musique, la publicité ont intégré ce sensorium contemporain par les techniques qu’ils mobilisent (montages ultrarapides, surimpressions de plans, agrandissement, ralenti, collage, sample, bpm, etc) produisent dans la conscience des spectateurs un effet «explosif» qui les place dans un état d’alerte permanent. Paul Virilio le résume ainsi "nous sommes sans arrêt bousculés, choqués par cette synchronisation des émotions".

Mais on peut déplorer avec lui que la conscience politique critique que Walter Benjamin appelait de ses vœux ne soit finalement pas advenu. En lieu et place de l'analyse critique, de la mémoire, du recul s'est imposée une "dictature du présent". A la violence totalitaire s'est substituée la furie des temps "globalitaires" où les rythmes précipités des médias, les écrans omniprésents, l'information "en temps réel" ont fait du monde un tentaculaire panoptique auquel rien ni personne ne peut échapper. Autrefois, les effets des accidents étaient minimisés par leur lenteur et pouvaient servir de matière à expérience du fait même de leur temporalité vécue, réfléchie et transmise. Temps cours de l'Erlebnis (expérience momentanée superficielle et spectaculaire) contre temps long de l'Erfahrung (expérience enracinée dans le temps et l'histoire)...

Ce temps long c'est celui qui a fait qualifier le volcan Laki, appartenant à la même chaîne que celui qui s'est éveillé la semaine dernière, de "volcan de la Révolution" par les révolutionnaires de 1789. Pour comprendre les effets redoutables de cette éruption on lira la très bonne page sur la "Tribune de Genève". En résumé en Islande, c'est l'hécatombe : 80 % des moutons, la moitié des bovins et des chevaux périssent de fluorose, bientôt suivis de 20 % de la population, réduite à la famine. "Certains historiens rapportent qu'un couple d'homosexuels aurait été offert en sacrifice expiatoire", raconte l'historien Emmanuel Garnier chercheur au CNRS et délégué auprès du Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement. Ensuite le dioxyde sulfurique présent dans la brume attaque le système respiratoire des plus faibles de tout au long de son trajet : 160 000 morts en Europe, surmortalité infantile 30 % supérieure à la moyenne en France ou en Angleterre. Puis le climat se dérègle : "Un nuage de poussière recouvrit les 2/3 de la France et se déposa en partie au sol. Les années qui ont suivi l'éruption du Laki en 1783 furent marquées par des phénomènes météo extrêmes, dont des sécheresses et des hivers très rigoureux, puisqu’on disait que le pain et la viande gelaient sur la table de la cuisine et les corbeaux en plein vol. On vit une accentuation du petit âge glaciaire. La ligne de grain orageux qui traversa la France du sud au nord, en été 1788, détruisit presque toutes les récoltes du pays. On pesa des grêlons de 10 livres (5 kg). Ces modifications climatiques et le volcan Laki ne sont peut-être pas seuls en cause, mais les historiens admettent que leur influence fut considérable dans les événements politiques qui mirent fin à la royauté. On estime que le nuage de cendre modifia le régime des moussons en Afrique, faisant baisser le niveau du Nil et l’irrigation de la plaine céréalière d’Egypte. »

Pour comprendre ce phénomène et anticiper le pire il faudrait s'approprier le concept proposé par Paul Virilio de "météopolitique" parce que instantanéité des flux de marchandises, d'hommes, d'informations conduit à une accélération de la dramaturgie amplifiée par le caractère systémique de nos organisations. Ainsi était-il le premier à prédire, dès 1995 qu'un crise boursière se propagerait instantanément ou presque au monde entier. L'ombre d'un accident intégral plane sur le monde comme ce nuage de poussière grise, comme quelques prédateurs financiers peuvent mettre à genou un pays entier en quelques minutes, comme un virus peut contaminer la planète en quelques heures, comme l'anéantissement d'un continent peut être décidé en appuyant sur un bouton.

Ce qui nous manque c'est selon lui une "Université du désastre" permettant de penser l'accident et plus largement de revenir sur la victoire de la technique c’est-à-dire l’instrumentalisation sur la science donc sur la connaissance.

Cet incident pourrait dès lors être l'occasion de réfléchir à ce que serait, ou sera puisque le kérozène viendra à manquer, un monde sans roses du Pays-Bas, sans fleurs du Kenya, d’Ethiopie, d’Equateur ou du Brésil, sans raisins d'Afrique du sud, sans tomates cerises d’Israël, sans champignons de Chine, sans vacances d'une semaine aux Seychelles ou aux Antilles, sans ministre de la coopération et de la francophonie se rendant en jet privé avec 116.500 euros du contribuable...à Haïti.

"Avoir empêché les Grands du monde entier de rendre hommage au crypto-fasciste chef d’Etat polonais enterré à Cracovie est à mettre au crédit de ce volcan qui fait irruption dans les folies d’un monde qui s’obstine à tout transporter à toute vitesse sans jamais se demander pourquoi et aux dépends de qui", comme l'écrit très justement un blogger de Politis

Que cela nous vienne du pays qui a refusé de payer la dette des banques doit aussi être pensé.

Et, nous rappelant les mots de Baudelaire à propos de ces "beautés météorologiques" : "A la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l'éloquence de l'opium",il nous vient, comme à tous les habitants de Gonesse, de Francfort ou de Gatwick, exactement la même conclusion:

"Chose assez curieuse, il ne m'arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l'absence de l'homme."


Post-scriptum : le commentaire du philosophe-roi

dimanche 4 avril 2010

Message pascal, "urbi et orbi"


"L'homme n'est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L'homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous ces Enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s'opposaient à ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce... Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain. C'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit pouvoir prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même envers les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agressivité humaine. Chacun de nous en arrive à ne plus voir que des illusions dans les espérances mises pendant sa jeunesse en ses semblables, et comme telles à les abandonner ; chacun de nous peut éprouver combien la malveillance de son prochain lui rend la vie pénible et douloureuse. Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde."

Freud, Malaise dans la civilisation