dimanche 10 octobre 2010

Tigres, requins et mieux-disant culturel


Le succès d'émissions comme Koh Lanta ou Lost, du qualificatif "naturel" pour faire vendre un produit, ou encore de tous les produits touristiques type éco-tourisme, naturisme, tourisme vert manifestent un profond désir de nature, assez largement partagé pour que les scénaristes, publicitaires et investisseurs de tous poils parient dessus pour atteindre leurs objectifs. Il n'en a pas toujours été ainsi.
Pour Nietzsche, la révolution copernicienne de l'opinion, considérant que la nature devait être estimée et la culture corruptrice dévaluée, date de l'époque des contemporains de Rousseau. Dans Aurore il écrit ainsi : "Les hommes ont commencé par substituer leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes, ils voyaient leurs semblables, c’est-à-dire qu’ils voyaient leur mauvaise et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c’est alors qu’ils inventèrent la « nature mauvaise ». Après cela vint un autre temps, où l’on voulut se différencier de la nature, l’époque de Rousseau : on était si las les uns des autres que l’on voulut absolument posséder un coin du monde que l’homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa la « nature bonne ».
Ainsi la nature devint l'envers de la culture, lieu de l'hypocrisie sociale, de l'artifice, du luxe et de la superficialité.

Cette idéalisation de la nature relève évidemment d'une projection de type romantique. Elle est parvenue de manière prévisible jusqu'à nous puisque le processus de culture, dans ses aspects sociaux et techniques avant tout, s'est développé plus rapidement que les représentations ou la compréhension des subjectivités, quand ce mouvement n'a pas eu lieu contre les désirs de ces subjectivités. Ainsi en témoigne le film Into the Wild, expérience naïve d'une volonté illusoire de retour à une authenticité fusionnelle avec la nature.
Il revient à Henri David Thoreau dans Walden ou la vie dans la forêt d'avoir formulé clairement l'intention de ce type de robinsonnade volontaire : "Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n'affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu'elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n'avais pas vécu."
A l'inverse du Robinson de Defoë qui confirmait le caractère fondamentalement sociable de l'homme, le naturalisme romantique imagine une société infra-humaine où l'homme reviendrait aux sources de lui-même en deçà du langage, des conventions et des représentations. On peut opposer à cette vision romantique, d'urbains bercés de littérature, celle, lucide, d'un Finlandais comme Arto Paasilinna, auteur du fameux Lièvre de Vatanen, dont le héros sait, lui, que la nature n'est notre alliée que si nous sommes soigneusement préparés contre toutes les forces avec lesquelles nous ne pouvons qu'entrer en conflit.
John Stuart Mill met en évidence cette incohérence des défenseurs de la "bonne nature" : "Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de l'ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu'on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l'artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement de suivre la nature. [...] Tout éloge de la civilisation, de l'art ou de l'invention revient à critiquer la nature, à admettre qu'elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l'homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer."
Évidemment l'argumentation est rhétorique et nous pousse à adopter tous les produits de la culture à partir du moment où le seuil de la nature est franchi, ce qui est toujours le cas. Pour autant l'argument est fort. Pour mesurer cette adversité de la nature que nous semblons avoir oublier il faut se rappeler qu'à cause des fièvres, de la variole et autre virus, de la dysenterie, de la sous-alimentation, des accidents en tous genres, jusqu'au XVIIIes encore, un bébé sur quatre mourait avant son douzième mois et un bébé sur deux seulement arrivait à atteindre l'âge de l'adolescence. Sans la médecine, les principes modernes d'hygiène et l'attention envers les enfants, nous en serions encore à mettre des cierges pour espérer conserver quelques uns de notre pléthorique progéniture.

Un regard sur le tableau de Brueghel intitulé Visite à la ferme (feu, immense marmite pleine de liquide brûlant, chien dans le berceau, outils à portée de mains, l'escalier sans rampe) permet d'imaginer à quel point la survie des enfants a été longtemps une affaire d'heureux hasard...

Mais Mill dit très justement "si tant est qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de l'ordre spontané de la nature". Et ici apparaît la dimension anthropologique du propos. En effet ce sont dorénavant les médias et non plus les artistes, philosophes et religieux qui dessinent le nouveau régime de la nature. Or ce régime est déplorable et violemment manipulateur lorsqu'il suppose un certain type "instinctif" de rapports humains qu'il renvoie comme miroir déformant à la société. C'est pour dénoncer cet état de fait que le député, président du conseil général de Saône-et-Loire, et secrétaire national du Parti Socialiste Arnaud Montebourg a pu écrire, à un moment de l'échange d'amabilité qu'il entretient depuis une semaine avec Nonce Paolini, le PDG de TF1 :

"Sur le plan culturel, il faut rappeler les dégâts considérables que votre chaîne a provoqués sur la vision que les Français ont d’eux-mêmes et de notre société contemporaine. Je m’autoriserai à dire, comme il est légitime qu’un représentant de la Nation puisse le faire, que vous avez participé avec méthode et constance à l’appauvrissement de l’imaginaire collectif des Français.

Dans la semaine du 29 septembre au 5 octobre 2010, vous avez choisi de consacrer 41 heures 30 à des émissions liées à l’argent, soit des émissions de vente (télé shopping) ou à des jeux dont l’appât du gain est le moteur (“Une famille en or”, “Les douze coups de minuit”, “Koh Lanta”, “Secret Story”). Les relations entre les hommes ne relèvent pas que de l’argent et une société ne pourra jamais se résumer à celui-ci. Pourtant, sur TF1, l’argent est malheureusement partout.

Les émissions où vous mettez en scène de façon artificielle la compétition acharnée et destructrice de la dignité, entre des êtres humains -jusqu’à leur faire manger des vers de terre-, occupent cette semaine plus de 23 heures d’antenne (“Master Chief”, “Koh Lanta”). Pourtant, les relations entre les humains peuvent être coopératives et non pas forcément conflictuelles, comme vous en conviendrez.

Enfin, je suis surpris par la contribution malheureusement décisive que TF1 a apportée à l’élévation du niveau de violence dans les œuvres de fiction diffusées. Le nombre de meurtres, de viols, et de violences physiques a acquis en 15 ans une importance démesurée dans les programmes de votre chaîne.

En somme, les valeurs dominantes que vous diffusez et transmettez dans la société française ne seraient-elles pas celles de l’argent et de la cupidité, de la compétition acharnée et du conflit, de la violence et du règlement de comptes ?
"

Si l'on voulait satisfaire le goût du public et les vertus républicaines on préférerait donc à Koh-Lanta, la variante anglaise "Les Naufragés" où l'horizon n'est pas celui de l'extinction de l'humanité dont il ne resterait plus qu'un représentant, triste gagnant d'un monde de compétiteurs et de prédateurs, mais, au contraire, la re-création d’une société. Le principe : deux équipes de cinq participants investissent chacune un îlot désert de l’archipel des îles Cook dans le Pacifique sud. A leur disposition, le minimum de vivres et de matériel. Chaque semaine, un Robinson supplémentaire débarque et teste trois jours durant une tribu puis l’autre. Le dimanche, il choisit son groupe en fonction de ses affinités. Au bout de cinq mois, l’île la plus peuplée est déclarée gagnante. Malgré l'effort louable, l'émission ne peut s'empêcher de donner comme noms aux équipes "tiger" et "shark"...encore du darwinisme social mal compris mais réellement manipulateur.

Mettre en place un nouveau projet de société est le préalable nécessaire de toute révolution citoyenne. La réappropriation des médias apparaît dès lors comme la condition sine qua non de cette révolution.