lundi 31 août 2009

Difficile liberté!



3 heures et 30 minutes. C'est le temps passé devant la télévision par les Français âgés d'au moins 4 ans. Et pour avoir une idée de ce qui est regardé il suffit d'observer les résultats d'audience. Vendredi 28 août, par exemple, 7.300.000 personnes, soit plus d'un tiers des Français (y compris les enfants et ceux qui étaient dans l'impossibilité technique d'être devant une télé!) étaient devant Koh Lanta...
20,6 millions de personnes devant la TV alors que les vacances ne sont même pas terminées pour beaucoup.

Deux questions en cette fin de vacances d'été : faut-il que le peuple s'ennuie à ce point pour passer devant un robinet à images une telle part de son temps de vie libéré de la contrainte du labeur ? Et le temps passé devant la télévision peut-il être qualifié de libre ou est-il au contraire aliéné ?

Il est toujours étonnant de voir les foules, a priori libérées des obligations professionnelles de leur vie quotidienne, reproduire sur leur lieu de vacances la même organisation et les même rythmes.
C'est ainsi, qu'en plein mois d'août, des millions de vacanciers ont passé leurs soirées du week-end, non sens s'il en est, exactement comme celles du reste de l'année avec séance de nettoyage, dépoilage, déguisement, alcoolisation, tentative de séduction dans le fatras musical orchestré par les professionnels du marché du disque et de la nuit.
L'éternel retour du même week-end, donc, mais ailleurs.

Il n'y a bien que John Travolta dans La fièvre du samedi soir pour rendre sublime un tel spectacle.

Herbert Marcuse explique très bien ce phénomène dans Éros et civilisation(1966) "L'aliénation et l'enrégimentement débordent du temps de travail sur le temps libre. C'est la longueur de la journée de travail elle-même, la routine lassante et mécanique du travail aliéné qui accomplit ce contrôle sur les loisirs, cette longueur et cette routine exigent que les loisirs soient une détente passive et une recréation de l'énergie en vue du travail futur".

Comme quoi la liberté ne se décrète pas et "l'enrégimentement déborde" jusque sur le sable des plages.

C'est pourquoi (c'est là que je voulais en venir!) toute revendication sociale doit prendre en charge la revendication de la réduction de la durée de travail, des inégalités de redistribution de la richesse créée et la défense des acquis sociaux, mais elle doit aussi nécessairement s'interroger sur l'utilisation du temps libéré (ainsi que de l'utilisation des augmentations salariales). Ici apparaît la dualité de la liberté. D'un côté la liberté négative qui a pour objectif de libérer les travailleurs de l'exploitation et des activité aliénantes. De l'autre la liberté positive qui, comme l'écrivait Jean Jaurès dans "l'art et le socialisme", doit faire "pénétrer l'art et la vie de l'art jusqu'au plus profond de la vie sociale".

Pourquoi l'art? Parce que l'art permet de se voir soi-même, de se comprendre soi-même, d'acquérir l'estime de soi, et parce qu'il ouvre des perspectives, permet d'imaginer un autre possible.

C'est ce dont s'est convaincu le jeune Jean Jaurès, âgé alors de 21 ans, et ressentant ce qu'il appelle "l'épouvante sociale" lorsqu'il fait l'expérience du spectacle de la misère ordinaire en arrivant à Paris pour intégrer l'Ecole Normale Supérieure :

"Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais "Par quel prodige ces milliers d'individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ?" Je ne voyais pas bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau ; la pensée était liée, mais d'un lien qu'elle-même ne connaissait pas. La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l'habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, Il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu'ils se confondaient avec elle."

C'est pourquoi la lutte sociale doit être relayée par une proposition politique, qui elle même repose sur une vision philosophique.

Et parce que "ce sont de grandes idées et de grands rêves qui ont fait la vie quotidienne et familière des hommes ce qu'elle est" écrit Jean Jaurès, il faut absolument échapper à l'illusion de la fatalité, du soi-disant cours nécessaire des choses, idées entretenue par ceux qui y ont intérêt.

Vive l'art et l'imagination donc, et vive quand même Travolta!

mercredi 26 août 2009

Vivre sans travailler


Pour le magazine consacré aux placements financiers l'objectif de l'existence est clair : faire travailler son argent. Autrement dit faire travailler les autres à sa place.
Ici on pourrait s'en tenir à l'analyse toujours tristement d'actualité de Marx : le capital exploite ceux qui ne possèdent que leur force de travail.
Mais, pourrait-on rétorquer, si cette exploitation organisée a pour effet de produire des Léonard de Vinci, Rembrandt, Mozart ou Galilée, on pourrait à la limite concéder que ce n'est peut-être pas si grave, ou qu'en tout cas c'est un prix cher payé mais qui participe finalement de la grandeur de l'humanité. Les fameuses omelettes de la civilisation faites avec les nécessaires oeufs cassés du bonheur des hommes.

Pourtant lorsqu'on regarde la couverture de "Le Revenu, Le Magazine Conseil pour votre Argent" on ne peut s'empêcher de regretter un "certain âge d'or" des privilèges (que Proudhon me pardonne!), qui supposait un minimum de mérite et de grandeur. C'est ce qu'on appelle "l'aristocratie". Et ici c'est Hannah Arendt qui a sans aucun doute décrit le mieux, dès 1958, la vulgarité, la médiocrité de notre époque, qui est pourtant l'envers de la médaille de la révolution bourgeoise.

"C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité [...]. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. [...] C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire."

Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne

Mais où est donc l'aristocratie du XXIème siècle?

lundi 24 août 2009

"Le sport, c'est la liberté de l'excès" Pierre de Coubertin


Un ami me fait remarquer très justement qu'il était finalement peu question de sport féminin dans mon dernier article, daté du 20 août. En effet, ce n'était qu'un alibi pour parler d'identité sexuelle. Et l'idée même de ce blog est de montrer entre autre que la philosophie est avant tout une manière d'interroger le monde qui nous entoure, de nous en étonner et éventuellement de modifier nos représentations s'il s'avérait qu'elle soient fausses ou nuisibles, puisque la vérité n'est peut-être finalement que l'utile. Passons.

Toujours est-il que la polémique autour de Caster Semenya m'intéresse d'autant moins d'un point de vue sportif qu'il y aurait beaucoup à redire quant à ce qu'est devenu, et ce qu'a peut-être toujours été, le moteur des Olympiades et championnats du monde contemporains.

Pour cela il faut revenir à la personnalité et la motivation du baron Pierre de Coubertin. L'opinion commune, pléonasme, a bien intégré l'image d'un bienfaiteur de l'humanité, défenseur du dépassement de soi, de l'amitié et de la fraternité entre les peuples grâce à la sublimation de la violence dans la beauté du sport. Voilà pour la carte postale.

Si on y regarde de plus près, Pierre de Coubertin était un grand amateur des écrits fétides du naturaliste anglais Sir Francis Galton, qui toute sa vie tenta de démontrer l'inégalité des races humaines, et fonda entre autre la revue Biometrika dont le but était la sélection d'une race humaine idéale. Il était bercé aussi par les écrits du comte Joseph de Gobineau, l'inspirateur de l'idéologie nazie, comme de Jean Marie Le Pen et qui tenta de démontrer les mêmes merveilles (Essai sur l'inégalité des races humaines). Inutile de s'étendre sur ce fait qu'on pourra vérifier partout, d'autant qu'il ne s'en cacha pas, Coubertin était un conservateur, raciste, belliciste, colonialiste, antisémite et misogyne.

Pour citer quelques pépites de ce grand homme auquel on érige des statuts et dont le nom pare les stades du monde entier :

Dans « The review of the reviews » d'avril 1901, il écrit: "La théorie de l'égalité des droits pour toutes les races humaines conduit à une ligne politique contraire à tout progrès colonial. Sans naturellement s'abaisser à l'esclavage ou même à une forme adoucie du servage, la race supérieure a parfaitement raison de refuser à la race inférieure certains privilèges de la vie civilisée."

"Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte. Le véritable héros olympique est à mes yeux, l'adulte mâle individuel. Les J.O. doivent être réservés aux hommes, le rôle des femmes devrait être avant tout de couronner les vainqueurs." (discours lors des Jeux Olympiques de 1912 à Stockholm).

Et à propos des jeux de 1936 qu'il défendit ardemment : "La onzième olympiade s'accomplit sur un plan magnifique. J'ai l'impression que toute l'Allemagne, depuis son chef jusqu'au plus humble de ses écoliers, souhaite ardemment que la célébration de 1936 soit une des plus belles. Dès aujourd'hui, je veux remercier le gouvernement allemand pour la préparation de la onzième olympiade."

Charmant et délicieusement désuet pourrait-on se dire. Mais la nature et le projet que servent les championnats du monde ont-ils réellement changé?

- On garde les drapeaux pour le patriotisme et l'identification nationale.
- Les lauriers se sont transformés en métaux précieux parce que le symbole n'est plus la gloire mais la réussite économique. Sous le masque séduisant du dépassement de soi et de la force de la volonté les championnats du monde il y a 60 000 dollars pour les médailles d'or, 30 000 pour les médailles d'argent, 20 000 pour le bronze et 100 000 mille dollars pour tout record du monde, sans compter les bonus accordés par les pays et les retombées publicitaires.
- Et l'idéologie raciste s'est métarphosée en culte du corps et de la race pure, telle que Léni Riefenstahl en avait fixé le code esthétique et tel que les chinois en applique les principes techniques en faisant, entre autre, se reproduire entre eux leurs champions (cf Yao Ming dont le coach Wang Chongguang dit "nous avons attendu impatiemment l'arrivée de Yao Ming depuis trois générations"). Sélection et élevage amateur de champion qui donnera lieu très bientôt à des pratiques scientifiques (cf par exemple l'article "Bientôt le dopage génétique"). Comme l'affirme Bienvenue à Gattaca, ces Olympiades des savants fous, des laboratoires et des athlètes aveuglés par l'appât du gain sont pour un "not-too distant future".

Ce que cela m'inspire est résumé par Albert Einstein: "Il est hélas devenu évident aujourd'hui que notre technologie a dépassé notre humanité".

En réalité les Olympiades sont toujours la sublimation trompeuse de la guerre pour le profit, faussée, nationaliste, violente et inhumaine, où tous les moyens sont bons tant que les apparences sont sauves. Le sport professionnel et médiatique est la projection symbolique du système économique dans lequel nous vivons et auquel en retour il renvoie une aura de séduction et de bonne conscience.

On pourrait alors dire du sport exactement ce que Marx disait de la religion : "Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. (...) La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c'est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel."

C'est donc bien de crédulité qu'il s'agit lorsqu'on s'en tient à la fascination "enthousiaste" (en-theos, en dieu) devant ce qui est en réalité une vaste entreprise spectaculaire et commerciale de légitimation d'un certain modèle de société, et d'une certaine conception de l'homme.

C'est pourquoi aussi il est absolument essentiel que les championnats du monde d'athlétisme paraissent "fantastiques" parce que si cette aura s'affaiblissait, si se révélait l'envers du décor (vaste entreprise commerciale au profit des pays riches, fiction, dopage, harcèlement moral et sexuel, marchés truqués, pauvreté et revendication politiques éloignés des stades, etc) alors ce sont les fondements du système lui-même qui seraient ébranlés.

La réalité c'est que les pommiers ne font pas des poires et que le sport professionnel médiatique est bien à l'image de son double : une mystification nauséabonde. Et, ô ironie, le sport toxique qui fait mourir une Florence Griffith-Joyner à 37 ans est aussi, espérons-le le signe d'un système parvenu à sa fin.

Et là où le texte de Marx est visionnaire ("ou s'est déjà reperdu") c'est qu'à mesure que l'image du sport grandit la pratique des spectateurs diminue. Les jeunes Français de 2009, mais on peut parier que le phénomène est généralisable, font ainsi deux fois moins de sport que leurs parents. CQFD.

Allez, une petite dernière de Coubertin pour la route :"Les sports ont fait fleurir toutes les qualités qui servent à la guerre : insouciance, belle-humeur, accoutumance a l'imprévu, notion exacte de l'effort à faire sans dépenser des forces inutiles" dans «Les assises philosophiques de l'olympisme moderne» in L'idée olympique, Stuttgart.

ps : pour plus de renseignement et un peu plus d'impartialité on pourra lire le passionnant article tiré du supplément du journal Le Monde "L'AVENIR : 21 QUESTIONS AU XXIe SIECLE. Plus haut, plus vite, plus fort ? Les sportifs ivres de records et d'argent"

vendredi 21 août 2009

Genre fluide


La victoire de Caster Semenya à l'épreuve du 800 m des championnats du monde d'athlétisme à Berlin de mercredi dernier relance une très ancienne polémique sur le sexe des athlètes féminines. Voir l'article à l'adresse suivante : http://contre-pied.blog.lemonde.fr/2009/08/19/athletisme-semenya-ou-le-retour-du-troisieme-sexe/

Déjà en 440 avant J.-C.Lors des Jeux Olympiques Grecques, Kallipateira ou Phereniki pénètrait dans l'enceinte sacrée interdite aux femmes du stade d'Olympie lors des Jeux olympiques antiques. C'est à partir de cette époque que les Grecs inventent le premier test de féminité : dorénavant les athlètes et leurs entraîneurs paraîtront nues aux épreuves.

Et il est vrai que les apparence ne jouent pas en faveur de l'athlète Sud-Africaine à la musculature, la morphologie et la démarche si gracieusement...masculine. Mais il faudrait dépasser ces apparences pour s'apercevoir que le cas est nettement plus fréquent. Ainsi dans son Dictionnaire du dopage le docteur Jean-Pierre Mondenard écrit ainsi :"aux Jeux de Tokyo de 1964 , 26,7% des athlètes féminines médaillées d'or n'étaient pas des femmes authentiques" et en 1967, "60% des records du monde féminins sont détenus pas des intersexués"

Dans le fond ce que remet en évidence cette affaire c'est que l'appartenance à un sexe n'est pas seulement affaire de chromosome (XY ou XX) et que les limites entre les genres sont parfois floues. De là l'existence de chromosomes XXY, XO/XY, XX/XY, etc, qui montrent que la nature est beaucoup plus variée et mouvante que nos catégories conceptuelles et identitaire qui tentent des la cartographier. Sur le site joliement intitulé "Genres Pluriels - Visibilité des personnes aux genres fluides" http://www.genrespluriels.be/?lang=fr, on peut lire un article instructif dont le titre est "Le réel est continu". Epicure, ou Diderot, comme tout atomiste en général, n'auraient pas renié cette phrase.

Ce que les médecins appellent, selon un consensus international adopté en 2005, les Desorders of Sex Development (DSD) concernerait, toutes causes confondues (environ une trentaine), en moyenne une naissance sur 5 000 en France - soit environ 200 nouveau-nés par an.

Par parenthèse, le phénomène est en nette recrudescence à cause de l'usage et de la consommation des pesticides, qui interfèrent sur les régulations hormonales. Tout est lié, comme dirait l'autre.

Mais surtout cela nous impose de repenser ou de maintenir ouverte nos distinctions quant à l'identité sexuelle. Ici c'est vers les analyses de Judith Butler, plus que celles de Simone de Beauvoir qu'il faudrait se tourner, parce que c'est elle qui a tenté de décrypter en détail les questions du sexe, du genre, du transgenre et de l'"intersexualité" comme on dit. Grace à un nominalisme radical qui a fait de Judith Butler l'icône de la communauté gay, lesbienne et transsexuelle, il s'agit d'une part de dépasser les catégories homme/femmes, et plus largement de distinguer caractéristiques sexuelles et identité sexuelle. Et d'autre part de démystifier des dénominations (homme/femme, homosexuel, etc.) qui véhiculent des stratégies primitives de domination.

Et la science abonde dans son sens puisque la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF) a décidé en 2000, là l'occasion des JO de Sydney, que les test de sexualité (les tests chromosomiques, test de Barr ou de chromatine sexuelle) n'étaient pas fiables.

Que rien ne prouve l'avantage des intersexuées sur les autres. On peut d'ailleurs se demander ce que révèle la séparation fille/garçon à l'école primaire, voire au collège, pour les activités sportives.

Et qu'on oublie trop souvent que, si on lit bien Darwin, le moteur de l'évolution est dans les marges et non dans la norme. Parenthèse pour rappeler à quel point les moyens de l'identification sociale (qui passe bien souvent par la discrimination et le rejet de la marginalité) sont bien loin de ceux de la rationalité scientifique.

Elle écrit ainsi "Si le genre est une sorte de pratique, une activité qui s'accomplit sans cesse et en partie sans qu'on le veuille et qu'on le sache, il n'a pour autant rien d'automatique ni de mécanique. Bien au contraire. Il s'agit d'une sorte d'improvisation pratiquée dans un contexte contraignant. De plus, on ne "construit" pas son genre tout seul. On le "construit" toujours avec ou pour autrui, même si cet autrui n'est qu'imaginaire. Il peut arriver que ce que j'appelle mon genre "propre" apparaisse comme le produit de ma création et comme une de mes possessions. Mais le genre est constitué par des termes qui sont, dès le départ, extérieurs au soi et qui le dépassent, ils se trouvent dans une socialité qui n'a pas d'auteur unique (et qui met d'ailleurs radicalement en cause la notion même d'auteur)." (Conférence de Judith Butler, Professeur à l'Université de Californie à Berkeley, donnée le 25 mai à l'Université de Paris X-Nanterre)

Ainsi le genre, par-delà les déterminismes génétiques, est une performance sociale apprise, répétée, et exécutée. Mais il ne faut pas confondre cette fiction sociale avec la réalité d'un genre stable, ou pire encore, "naturel". Et il ne faudrait pas être dupe de ce que ces fictions ont de contraignant, et donc d'aliénant, et en même temps de nécessaires parce qu'une identité, fut-elle sexuelle, se construit toujours par rapport à d'autres.

Merleau-Ponty écrivait cela déjà très bien dans sa Phénoménologie de la Perception : "L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait "naturels" et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme".

Mais lorsque Michael Seme, l'entraîneur de Caster Semenya, raconte qu'elle s'est récemment vue refuser l'entrée des toilettes femmes dans une station-service du Cap par un employé. Et qu'elle aurait ri et lui aurait demandé s'il voulait qu'elle baisse son pantalon pour lui prouver qu'elle était bien une demoiselle, on imagine bien le caractère quotidiennement éprouvant de cette ambiguïté sexuelle ou morphologique.

Et on aimerait qu'elle parle un peu français pour pouvoir lui faire écouter une chanson qui, l'air de rien, a dû réconforter plus d'une âme désespérée :

"Dans la rue, des tenues charmantes
Maquillé comme mon fiancé
Garçon, fille, l'allure stupéfiante
Habillé comme ma fiancée
Cheveux longs, cheveux blonds colorés
Toute nue dans une boîte en fer
Il est belle, il est beau, décrié
L'outragé mais j'en ai rien à faire
(...)
Et on se prend la main
Une fille au masculin
Un garçon au féminin
"

Indochine, 3ème sexe

lundi 17 août 2009

Fin de série


La série est passée
L'océan se détend en une dernière vague molle.

Née des amours tumultueuses
D'une tempête aveugle et de l'océan déchaîné
Les éléments ont enfanté cette ondulation voyageuse
Au destin tragique gravé sur le rivage.
Irréversible, fluide et éphémère
Mouvement immatériel,
Energie cinétique,
Pur et fascinant déploiement des eaux
Hantise des pêcheurs
Espoir des glisseurs

La série est passée
L'océan inspire et expire doucement
Lentement, à la surface du monde, réapparaît la réalité.

La chaleur, quelle chaleur,
Le flot éblouissant et palpable de la lumière
Et le soleil!
Soleil, Soleil, Soleil!
Marchands du temple ou adeptes illuminés
En procession indolente et paresseuse
Ils attendent tous tes bienfaits
Ils ont dévoré pour Toi les capitaines Cook
Et leurs morales épidémiques de reptiles épuisés!
Ravivées les eaux usées!
La sueur au front
Les âmes bleues
Ne vagabondent plus.
Ici est leur refuge.

La série est passée
L'océan, peau de mercure miroitante et charnue
Etire ses lèvres humides
En langoureuses caresses salées.

Les heureux élus guettent le moindre frémissement,
Un infime tremblement de la surface étincelante
Et s'apprêtent à glisser sur l'eau écumeuse,
Le corps à demi-nu, fier et transpirant de soleil.
Chaque vague est la première vague,
Parée de mille feux
Scintillante comme à la noce
Elle éveille et attache les coeurs les plus infidèles
Libère et polit les corps les plus sédentaires.
Mouvement futile, gloire inutile au rythme des pulsations intimes
De l'océan qui respire
Fluide et régulier.

Enfin l'océan se tend
En une première vague pleine de promesses.
Lentement le monde de la surface s'écoule.

M.A.

jeudi 6 août 2009

Seul celui qui n'agit pas peut vivre selon sa nature et ses dispositions originelles - Tchouang-tseu



L'avis de houle avait été annoncé depuis la veille et pour une fois la météo ne s'était pas trompé : 1m50, glassy, petit vent de terre, marée descendante en fin d'après midi, à l'heure où les touristes ont quitté les plages. Le bonheur.

Et soudain, à peu près comme l'écrivait Jack London en 1911 dans La croisière du Snark " là bas, d’une énorme vague qui jaillit vers le ciel, semblable à quelque dieu marin quittant les remous, un homme à tête noire surgit au-dessus d’une crête neigeuse. Bientôt ses épaules, sa poitrine, tous ses membres se révèlent à nos yeux. A l’endroit où, voici quelques secondes, régnait une grande désolation et un rugissement indicible, un homme bien proportionné se dresse de toute sa hauteur. Il ne se débat pas frénétiquement dans ces remous sauvages, les monstres tout puissant ne l’engloutissent pas, ni ne l’écrasent. Calme et superbe, il les domine, en équilibre sur les sommets vertigineux, ses pieds plongés dans la mousse bouillonnante, le rideau de son corps à l’air libre et à la lumière éblouissante du soleil, il vole à travers les airs, aussi vite que la houle qui le porte. Il est un Mercure, un Mercure brun. Ses talons sont ailés, et là réside la vitesse de la mer. Du fond de la mer, il a bondi sur le dos d’une lame rugissante sur laquelle il s’accroche, malgré les efforts de celle-ci pour se débarrasser de lui."

C'était Joel Tudor en personne, débarqué de sa lointaine californie, une casquette verte vissée sur la tête, et nous faisant une démonstration de son sens incomparable de l'océan.

Il y a du félin chez lui évidemment, mais aussi du moine taoiste pour cette mise en pratique du "non-agir" dont on voit qu'il ne consiste pas en un laxisme mêlé de fainéantise et d'opportunisme.
Ce que Tudor donne en spectacle c'est un sorte d'abandon à la mouvance, à l'instabilité de chaque instant, la fluence comme dirait Jankélévitch. L'eau n'est plus, comme dans d'autres sport, et même dans le shortboard, une matière à dompter, découper, déchiqueter, sur le mode de la pensée cartésienne qui quadrille et décompose pour se "rendre comme maître et possesseur de la nature". L'élément liquide devient, sous le longboard de Tudor, comme dans le tao, une image de cette sagesse qui consiste à s'adapter avec souplesse et attention à toutes les situations, les conformations et les contours d'une nature qui nous dépasse de toute part et dont nous restons malgré tout et toujours une partie, ou plutôt un extrait au sens chimique du terme, c'est-à-dire un concentré qui participe du tout. Joel Tudor sait lui, d'un réel savoir qui nourrit son existence, que notre corps est composé de 2/3 d'eau! Et ce mélange parfait d'attention et de non-résistance, de maîtrise et d'abandon qui rend tout fluide autour de lui, cette magie où la distinction entre sujet et objet semblent s'effacer, est juste fascinante.

Face à Joel Tudor la philosophie occidentale est devenue presque aveugle, elle qui a oublié cet exercice du corps que constituaient auparavant les exercices spirituels des Grecs. Elle pour qui le savoir n'est qu'un effet de surface. Elle pour qui la nature n'est qu'une matière extérieure, un environnement à utiliser.

Et le fait qu'il soit ceinture marron de Jui jitsu ne fait que confirmer cette distance.

C'est à la lumière de cette sagesse que la lettre de Spinoza à son ami Oldenburg, en pleine guerre de religions, serait enfin compréhensible, lettre qui ne laisse de surprendre:

"je suis aise d'apprendre que les philosophes dans le cercle desquels vous vivez, restent fidèles à eux-mêmes en même temps qu'à leur pays. Il me faut attendre, pour connaître leurs travaux récents, le moment où, rassasiés de sang humain, les États en guerre s'accorderont quelque repos pour réparer leurs forces. Si ce personnage fameux qui riait de tout, vivait dans notre siècle, il mourrait de rire assurément. Pour moi, ces troubles ne m'incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine. Je ne crois pas qu'il me convienne en effet de tourner la nature en dérision, encore bien moins de me lamenter à son sujet, quand je considère que les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu'une partie de la nature et que j'ignore comment chacune de ces parties s'accorde avec le tout, comment elle se rattache aux autres. Et c'est ce défaut seul de connaissance qui est cause que certaines choses, existant dans la nature et dont je n'ai qu'une perception incomplète et mutilée parce qu'elles s'accordent mal avec les désirs d'une âme philosophique, m'ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes. Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu'ils croient être leur bien, pourvu qu'il me soit permis à moi de vivre pour la vérité." .
Lettre de Spinoza à Oldenburg, 1665.

Joel Tudor et Baruch Spinoza se seraient bien entendu je crois.