mercredi 18 août 2010

Merveille de l'espèce fabulatrice



Selon la légende Zeus, voulant trouver le centre du monde, fit s'envoler des deux bouts de l'univers deux aigles, qui se rencontrèrent à Delphes. Le lieu fût ainsi célébré comme le centre, le "nombril du monde". A partir du 8ème siècle avant notre ère et jusqu'à l'interdiction des cultes païens dans l'empire romain en 392, durant plus de 10 siècles donc, Delphes attira des pèlerins de toutes les cités grecques et, bien au-delà, de toutes le monde méditerranéen, de Rome à Marseille, de l'actuelle Turquie à la Lybie, de Carthage à la Sicile.
Ces cités rivalisaient d'ingéniosité, de sens artistique et de sacrifice pour rendre manifeste aux yeux du monde, par de grandioses offrandes, leur puissance et pour que la parole d'Apollon, par l'intermédiaire de la Pythie, leur révèle le cours de l'avenir.
En ce lieu l'esprit se plongeait dans la quête de la sagesse. Et sur les pierres étaient gravées des devises telles que "connais-toi toi même" qui conduisit Socrate tout au long de son existence ou "rien avec excès" dont les épicuriens firent leur devise.

Une fois tous les quatre ans Delphes attirait donc tout ce que la méditerranée comptait de fils du monde symbolique. Tous avaient compris qu'être humain c'est vivre dans un monde de sens qui relie une communauté.
Ainsi avant le début des jeux pythiques on proclamait une trêve entre tous les Grecs. Elle durait trois mois et permettait aux athlètes-spectateurs-pèlerins envoyés par chaque cité d'aller dans le sanctuaire et d'en revenir. Les festivités duraient environ sept jours et se succédaient de grandes processions, des sacrifices, des représentations de drames religieux, des concours lyriques et dramatiques, et enfin, des épreuves sportives : course de vitesse, lutte, saut, lancer de disque et javelot, courses en arme, courses hippiques et combinés.
La particularité des jeux panhellénique de Delphes c'est qu'y était célébré l'homme total, artiste, religieux et sportif.
Et si l'on se laisse imprégner par l'atmosphère grandiose de ce site qui domine la mer des oliviers, le golfe d'Itéa et les montagnes grandioses du Péloponnèse, on peut soudain être pris malgré soi d'un sourire devant notre naïveté d'humain "éclairés". Nancy Huston l'écrit ainsi dans L'espèce fabulatrice : "Tout est par nous [humains] traduit, métamorphosé, métaphorisé. Oui, même à l'époque moderne, désenchantée, scientifique, rationnelle, inondée de Lumières".
Le plus étonnant à Delphes est d'ailleurs de comprendre que ce Sens, qui déployait (et déploie toujours quoique différemment) pour les hommes un invisible labyrinthe de fictions religieuses, politiques et artistiques, produisait malgré, ou plutôt par son caractère fictionnel même, des effets réels. Richesse produite par les taxes et offrandes, unité nationale, fierté, courage dans les entreprises, œuvres d'art, combativité des guerriers entraînés, tout cela est à mettre au compte de cet univers apollinien cultivé dont le sanctuaire delphique était le noyau et la source.

Un peu plus haut, et avec encore plus de hauteur elle affirme : "L'univers comme tel 'a pas de Sens. Il est silence. (...) Quand nous aurons disparu, même si notre soleil continue d'émettre lumière et chaleur, il n'y aura plus de Sens nulle part. Aucune larme ne sera versée sur notre absence, aucune conclusion tirée quant à la signification de notre bref passage sur la planète Terre; cette signification prendra fin avec nous."
Et, alors même que la foule contemple avec nostalgie et condescendance cette grandeur passée, peut surgir pour l'œil attentif, entre les colonnes brisées, la vue d'immenses cyprès qui semblent les ignorer majestueusement.
Me viennent alors les paroles du poète lorsqu'il chante :

"Sur le sable, face à la mer
Se dresse là, un cimetière
Où les cyprès comme des lances
Sont les gardiens de son silence.
"