mardi 30 juin 2009

Promotion des "bons offices obscurs" en démocratie


Ceux qui ont jeté un oeil sur la cuvée 2009 des sujets du bac de philo ont pu tomber sur ce texte de Tocqueville tiré de De la démocratie en Amérique. Sous ces airs anodins ce texte constitue un signe de plus d'un glissement sournois mais net opéré depuis quelques années sur les orientations idéologiques de l'épreuve de philosophie. Mais lisons-le d'abord.

Les affaires générales d'un pays n'occupent que les principaux citoyens. Ceux-là ne se rassemblent que de loin en loin dans les mêmes lieux ; et, comme il arrive souvent qu'ensuite ils se perdent de vue, il ne s'établit pas entre eux de liens durables. Mais quand il s'agit de faire régler les affaires particulières d'un canton par les hommes qui l'habitent, les mêmes individus sont toujours en contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de se complaire.
On tire difficilement un homme de lui-même pour l'intéresser à la destinée de tout l'État, parce qu'il comprend mal l'influence que la destinée de l'État peut exercer sur son sort. Mais faut-il faire passer un chemin au bout de son domaine, il verra d'un premier coup d'oeil qu'il se rencontre un rapport entre cette petite affaire publique et ses plus grandes affaires privées, et il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier
à l'intérêt général.
C'est donc en chargeant les citoyens de l'administration des petites affaires, bien plus qu'en leur livrant le gouvernement des grandes, qu'on les intéresse au bien public et qu'on leur fait voir le besoin qu'ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire. On peut, par une action d'éclat, captiver tout à coup la faveur d'un peuple ; mais, pour gagner l'amour et le respect de la population qui vous entoure, il faut une longue succession de petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement.
Les libertés locales, qui font qu'un grand nombre de citoyens mettent du prix à l'affection de leurs voisins et de leurs proches, ramènent donc sans cesse les hommes les uns vers les autres, en dépit des instincts qui les séparent, et les forcent à s'entraider.


A la lecture on ne peut qu'être emporté par l'évidence du constat de Tocqueville. Les citoyens se désintéressent de la vie politique il faut donc les impliquer par de petites affaires locales et une fois qu'on se sera adressé à leur égoïsme il n'y aura plus qu'à élargir leur champ de vision qui de proche en proche portera sur les affaires du pays, voir du monde. On dirait du "travailler plus pour gagner plus". L'évidence même.
Or regardons l'argumentation de près. C'est l'objet des 3 § suivants.

- §2 : il y a un "rapport" entre affaires particulières et affaires générales ou, appuie Tocqueville, "il découvrira, sans qu'on le lui montre, le lien étroit qui unit ici l'intérêt particulier à l'intérêt général". Or il suffit de se représenter un citoyen à qui on propose de faire passer une ligne de train ou une voie rapide au bout de son jardin pour constater qu'il n'y a pas un "rapport" ou un "lien étroit" mais au contraire un profond conflit entre perspective d'expropriation ou nuisance sonore d'un côté et amélioration de l'aménagement du territoire d'un autre, autrement dit, pour parler comme Rousseau, entre intérêt particulier et intérêt général. Tocqueville oublie, ou feint d'oublier, que l'homme est au moins double et qu'il ne lui suffit pas de savoir ce qui est juste pour avoir envie de s'y conformer. Platon a une belle image pour décrire cela et dit que le petit homme doit écouter le grand homme qui est en lui. Les Athéniens, quant à eux, n'ignoraient pas cette discontinuité entre l'homme égoïste et le citoyen. Et lorsqu'il fallait voter une guerre contre une contrée, tous les citoyens participaient au vote... sauf ceux qui habitaient à la frontière du pays auquel on s'apprêtait à déclarer la guerre. Si on appliquait ce principe aujourd'hui il ne devrait y avoir dans les manifestations que des citoyens n'ayant aucun autre intérêt que l'intérêt général ou au moins l'intérêt d'autres citoyens. Ce serait le signe d'un réel "désintéressement" et non "une réputation de désintéressement" qui n'en est que le simulacre, confirmé par le paragraphe suivant.

- au § 3 le glissement se précise : l'activité de l'homme politique consiste à s'adresser à l'égoïsme de chacun et de réaliser "une longue succession de petits services rendus, de bons offices obscurs, une habitude constante de bienveillance et une réputation bien établie de désintéressement." Le terme "obscur" pouvait mettre la puce à l'oreille parce que ce que décrit Tocqueville ça n'est rien d'autre que ce qu'on appelle le clientélisme. Le milliardaire Serge Dassault, maire déchu de Corbeil-Essonnes, le disait à sa manière mais avec la même apparence d'évidence : "J'ai le droit de placer mon argent où je veux". Entre "rendre un service" et acheter un électeur il n'y a que la différence des mots, et c'est ici que Rousseau, malgré tout son idéalisme, est salutaire, au moins comme idéal directeur de l'activité politique. Si on était attentif à la dernière proposition "une réputation bien établie de désintéressement" on comprenait la charge cynique, dans la grande tradition machiavélique, de l'art de conquérir et conserver le pouvoir que décrivait Tocqueville.

- § 4 : ici est confirmé cette forme anti-rousseauiste et finalement très anglo-saxonne où l'intérêt général est pensé comme agrégation et conflit entre les intérêts particuliers. On comprend mieux alors comment, selon ce principe, un peuple entier peut sombrer, oubliant par là que la volonté générale n'est pas l'addition de tous les appétits ni même de ceux de la majorité. Et contre cela il est bon de se souvenir de cette phase de Rousseau "l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté".

Tout cela n'étant pas du tout épicurien, pour des raison que nous aurons sûrement l'occasion d'évoquer.

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