mardi 12 janvier 2010

Jour de neige


La vague de grand froid et de neige qui s'étend en ce moment sur tout le territoire est l'occasion assez étonnante de remarquer qu'il suffit de peu de choses, de peu de modifications de notre minutieuse organisation pour que toute la fourmilière humaine soit déstructurée. Les bus s'immobilisent au milieu de la chaussée, les écoles ferment, les centrales électriques ne parviennent plus à fournir l'énergie suffisante, les rue sont plongées dans le noir, les fémurs se brisent le long des escaliers, les hôpitaux débordent...la fin du monde en somme.

Mais en regardant de plus près cette neige, en se plongeant dans les secrets de la matière comme on dit, on aperçoit derrière le désordre apparent, sous la plastique superficiellement aléatoire, une organisation qui nous intrigue. Et cela est d'autant plus mystérieux pour nous, en bons physiciens occidentaux que nous nous évertuons à être, que nous nous sommes attachés à écarter toute idée de projet et de volonté de la nature. Tout phénomène naturel doit pouvoir être expliqué par le simple jeu des causes et des effets qui se produisent de manière nécessaire puisque la matière est le lieu du pur mécanisme, à l'opposée des activité humaines qui, elles, sont l'expression de la liberté, du choix et des projets. Difficile de couper davantage les ponts entre l'homme et la nature. Politique de la terre brûlée menée conjointement par les églises, les scientifiques et les humanistes.

Or le spectacle d'un flocon nous place face à deux énigmes.
Premièrement il y a manifestement un principe d'organisation au sein de la matière, même inanimé. Principe d'organisation qui fait que de simples molécules d'eau tendent à se structurer de manière complexe et tendent à "persévérer dans leur être". C'est en faisant la même observation que Schopenhauer s'est attaché à remettre en question le modèle d'explication purement causal. Il y aurait au sein même de la nature, à son origine, une volonté, une volonté de puissance qui l'anime (du grec anima : âme). Pour Schopenhauer la volonté est inconsciente par essence et n'est consciente que par accident. Un accident malheureux qui nous empêche d'être heureux parce que la volonté chemine pour nous toujours avec à la représentation, donc la projection dans le passé, ce qui conduit à l'impatiente et l'insatisfaction, et dans futur, ce qui provoque le regret et le remords. Le bonheur serait de ne faire qu'un avec la pulsation transparente et innocente du monde...

Toujours est-il que cette volonté est à l'oeuvre:

"Si nous examinons attentivement, avec quel irrésistible tendance les eaux se précipitent vers les cavités, la persévérance avec laquelle l'aimant se tourne vers le nord, le désir ardent du fer de s'attacher à lui, la violence avec laquelle les deux pôles d'électricité contraire cherchent à se rejoindre ; si nous remarquons avec quelle rapidité le cristal se constitue, avec quelle régularité de formes, avec quel effort déterminé dans des directions différentes (...)— il ne faudra pas un grand effort d'imagination pour reconnaître que ce qui, chez nous, suit une fin déterminée à la lumière de l'intelligence et que ce qui, ici, n'est, qu'une tendance aveugle, sourde, bornée, invariable, c'est une seule et même chose — à peu près comme l'aurore et le plein midi sont dus aux rayons du soleil — et que cette chose, c'est la volonté, essence de ce qui est et se manifeste. — La mécanique, la physique et la chimie enseignent les lois suivant lesquelles agissent ces diverses forces : impénétrabilité, pesanteur, cohésion, élasticité, chaleur, lumière, affinité, électricité, magnétisme, etc. ; mais elles ne nous disent rien et ne peuvent rien nous dire sur ces forces qui restent des qualités occultes tant qu'on ne les dérive pas de la volonté."

George Lucas s'en souviendra! On comprend d'ailleurs la résistance que les cartésiens auront vis-à-vis des forces de gravitations des newtoniens, eux qui, contre l'Église et le finalisme d'Aristote avaient justement tant travaillé à débarrasser la science de tout occultisme, volonté et obscurité. Mais la messe n'est pas dite!

Mais plus encore les cristaux de glace, le velouté ouateux de la neige, le soudain éclat de lumière froide qui jaillit de toute chose et éblouit sans égards, tout cela inspire un sentiment qui n'est qu'à peine croyable : la nature semble s'adresser à nous! Au lieu de n'être qu'un milieu étranger, voire hostile, le pur mécanisme indifférent de la nature semble soudain avoir un sens. Et, l'espace d'un instant, liberté et nécessité, esprit et matière semblent réconciliés.
S'il nous faut pouvoir penser la nature comme ayant un sens pour l’homme, donc ne pas penser la nature comme un mécanisme aveugle et indifférent à l’humanité, alors la beauté naturelle est peut-être un rai de lumière dans la solitude effrayante de ces espaces infinis.

Par l'apparition inattendue et spontanée de la beauté "la nature montre au moins une trace ou fournit un indice qu'elle contient en soi un principe permettant d'admettre un accord légitime de ses produits avec notre satisfaction indépendante de tout intérêt". Ce désintérêt chez Kant c'est la morale. Si la nature montre que le désintérêt existe déjà, même de manière sporadique, indépendamment de l'homme, alors la moralité est peut-être de ce monde, et donc aussi la réalisation de notre liberté, et donc celle du bonheur...

A moins qu'avec Margaux et Baudelaire on dise:

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité

2 commentaires:

  1. Enfin je peux mettre un nom sur la "force".... bien sûr... j'aurais dû y penser. J'avais bien senti qu'il s'agissait d'une forme d'acceptation et de concentration, un recueillement, pourrait-on dire, de la volonté universelle, et surtout pas d'un effort d'une volonté individuelle impérative, qui aurait "dompté" et asservi la Force. Mais maintenant j'en vois les arcanes dans un flocon de neige... merci !
    Par ailleurs, je repense en te lisant à un poème de Quasimodo qui m'émeut toujours : Ognuno sat solo sul cuor della terra / Trafitto da un raggio di sole / Ed è subito sera.

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  2. Faute de frappe : Ognuno STA solo... Scusi !

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