dimanche 9 mai 2010

L'art d'aimer


Il y a peu la volonté de la majorité présidentielle de séduire à nouveau l'électorat de l'extrême droite qui avait assuré sa conquête du pouvoir en 2007 a été l'occasion d'un véritable bras de fer philosophique inattendu. L'étincelle qui a embrasé le monde des idées a eu lieu à Nantes devenu en quelques jours le lieu de toutes les turpitudes.

Au départ une automobiliste est arrêtée par un fonctionnaire de police ayant estimé que son champ de vision était réduit par le port d'un voile. Elle reçoit une contravention pour "circulation dans des conditions non aisées". L'affaire aurait pu en rester là mais la jeune femme conteste la contravention, le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux a vent de l'affaire et se saisit de ce cas connu depuis longtemps pour mettre en scène une version à peine déguisée de "la France aux Français".
En effet le mari de la jeune femme, Lies Hebbadj est connu des services de police et soupçonné de fraude aux services sociaux. Monsieur Hortefeux évoque alors la possibilité de le déchoir de sa nationalité française en faisant valoir dans un courrier officiel qu'il « vivrait en situation de polygamie avec quatre femmes dont il aurait eu 12 enfants ».
Passons le caractère évidemment dégradant pour les femmes de ce voile qui ne laisse plus apparaître que les yeux et qui suppose que la femme soit nécessairement une proie et un objet de tentation et que les regards masculins soient nécessairement ceux de prédateurs pervers. Outre cela donc, on reste pantois devant les accusations du ministre qui sont d'une maladresse incroyable à un tel niveau de responsabilité.
La réplique ne s'est d'ailleurs pas fait attendre, puisque le mari a répondu à Hortefeux : "à ce que je sache, les maîtresses ne sont pas interdites en France, ni par l'islam. Peut-être par le christianisme, mais pas en France". "Si on est déchu de sa nationalité pour avoir des maîtresses, ajoute l'intéressé, il y a beaucoup de Français qui seraient déchus" .

Est alors réapparu dans tout son éclat la pensée obscure, le préjugé, l'impensé de notre société. Premièrement le fait, qu'en français, il n'y a pas pour les femmes d'équivalent de la distinction entre "homme" et "mari". Tout le monde en tirera la conclusion qui s'impose, qui conduit les Français, malgré eux, à penser d'une certaine façon la féminité et qui amène le ministre à se prendre méchamment les pieds dans le tapis. Mais surtout le fait que nous avons été formatés pour penser la relation amoureuse dans le cadre du couple marié, éternel et fidèle. Toute autre relation est pensée soit comme anecdotique ou scandaleuse soit comme un échec. Long conditionnement politico-religieux qui trace un si profond sillon dans nos esprits que tout autre discours semble venir d'un autre univers. Et pourtant tout conspire à nous faire penser que la vie affective et l'engagement n'ont strictement rien à voir. C'est que nous n'écoutons la nature ni en nous ni en dehors de nous.

De manière tout à fait opportune et ironique a resurgi du passé une interview éclairante de Carla Bruni donnée en 2007...avant donc.

Puisque toute représentation s'enracine dans l'enfance il s'agit de faire un premier détour :
« (mon enfance) a été belle, solitaire aussi. L’Italie était différente. J’étais pleine de pressentiments et j’adorais ça : je nourrissais de grands espoirs, je m’inventais un destin. Puis, j’ai été une adolescente turbulente avec, disons, un “goût de l’expérimental” : j’avais une grande curiosité pour les garçons, pour la musique, pour l’art et pour les expériences en général, des voyages aux drogues diverses. Je suis étonnée par les gosses d’aujourd’hui, studieux, sérieux, peureux. J’ai beaucoup d’amis
de 50 ans : leurs enfants ont 25 ans et partent en vacances avec eux. Moi, à 18 ans, il aurait fallu m’écharper pour que je suive mes parents : je voulais bâtir mon monde.
»

Outre le fossé entre les générations c'est surtout le paradoxe de la culture que met en évidence celle qui deviendra la première dame de France. Sans curiosité l'éducation n'est que conditionnement inhabité et froid. Comment enseigner à des individus lorsque les connaissances sont inséminées artificiellement, sur le mode de la culture hors-sol? Apprendre ne peut consister à verser des connaissances dans un vase. Apprendre modifie en profondeur notre esprit, notre circuit neuronal au moment même où certains rêvent de se cultiver comme on charge un logiciel dans un ordinateur. Or, et c'est là qu'est le paradoxe, la curiosité est encore le produit de l'éducation. Comment apprendre à vouloir apprendre? Carla Bruni est en tout cas le produit réussi d'une éducation esthète et avant-gardiste et d'amours adultères, libres et voyageuses. Quelle est la cause quel est l'effet? Qu'importe répond l'épicurien, puisque la rencontre des atomes est toujours hasardeuse et que, comme l'écrit merveilleusement Lucrèce refaisant l'expérience fondatrice du sage Démocrite : "quand les rayons du soleil se glissent dans l'obscurité d'une chambre, contemple, tu verras parmi le vide maints corps minuscules se mêler de maintes façons dans les rais de lumière et comme les soldats d'une guerre éternelle se livrer par escadrons batailles et combats sans s'accorder de trêve et toujours s'agitant,au gré des alliances et séparations multiples."

C'est cette trame complexe tissée d'atomes, de vides, de chocs et de hasard dont Carla Bruni se fait l'écho lorsqu'elle poursuit son propos et aborde la question de la féminité :

« Je suis une amadoueuse, une chatte, une Italienne. J’aime projeter la féminité la plus classique : la douceur, le “charmage”, la “charmitude”, comme pourrait dire Ségolène (elle rit). Mais je ne suis pas née comme ça : ce sont des vides que j’ai remplis. Je crois qu’il y a deux discours dans la séduction : d’une part, le charme de la parole, reliée à la pensée, l’intelligence, la culture. D’autre part, un discours en dessous, relié aux phéromones. C’est celui-ci qui m’intéresse. C’est aussi le discours de la musique. J’y suis extrêmement sensible. »
C'est évidemment celui qui intéresse aussi toute philosophie atomiste. Cette chimie du désir absolument fascinante, véritable archéologie des affects dont la culture, de l'amour courtois au culte de la fidélité en passant par la législation n'est que la face émergée, "le discours relié aux phéromones" est celui qui fait qu'on "sent" ou ne "sent pas" quelqu'un, que nos atomes s'accrochent ou non, le discours intellectuel ne faisant que justifier après coup une attraction ou répulsion qui n'a aucun autre raison d'être que les atomes, le vide et le hasard. C'est cela que nie, fascinée par le mythe de l'éternité, de l'âme soeur et du sacrement, la culture judéo-chrétienne.

C'est alors que nous arrivons au cœur de notre sujet, la question de la fidélité, dont la réponse est d'autant plus savoureuse lorsqu'on sait que Carla Bruni répond à une journaliste du Figaro Madame. Et on ne peut douter qu'elle sait bien le caractère provocateur de la réponse :

« Je suis fidèle… à moi-même ! (Elle rit.) Je m’ennuie follement dans la monogamie, même si mon désir et mon temps peuvent être reliés à quelqu’un et que je ne nie pas le caractère merveilleux du développement d’une intimité. Je suis monogame de temps en temps mais je préfère la polygamie et la polyandrie. L’amour dure longtemps, mais le désir brûlant, deux à trois semaines. Après ça, il peut toujours renaître de ses cendres mais quand même : une fois que le désir est appliqué, satisfait, comblé, il se transforme. Le pauvre, qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse ? Moi, je ne cherche pas particulièrement l’établissement des choses : l’amour et le couple ne me rassurent pas. Je ne me sens jamais en couple, pourtant j’ai un amoureux que j’aime et qui vit avec moi. C’est mon côté garçon. D’ailleurs, comme les hommes, je sais très bien compartimenter. Je sais faire mais avec un avantage sur eux : ma précision féminine (elle rit). Je ne me plante jamais !
Je suis quand même complètement femme avec ces sentiments supposés féminins qui m’envahissent parfois : la responsabilité, la culpabilité, le remords. Et puis ça passe et je redeviens cette espèce de kamikaze qui ne veut qu’une chose : vivre, vivre, vivre !
»

Seul Raphaël Enthoven, "Raphaël à l'air d'un ange /Mais c'est un diable de l'amour..." dont elle parle ici, et les rares membres d'une espèce supérieure d'hommes comme Louis Bertignac, Mick Jagger, Arno Klarsfeld, Laurent Fabius, ou Vincent Perez... peuvent vivre aux côtés d'une épicurienne aussi clairement déterminée sans y perdre des plumes. C'est ici qu'on mesure l'exigence de l'épicurisme réduit par la vulgate à un simple hédonisme, que l'époque à encore rabaissé à un consumérisme marchand. Être un bon vivant ne suffit pas parce qu'il manquerait "la précision", l'art de "compartimenter" et l'acceptation de l'instabilité fondamentale des choses, si l'on écoute bien le propos de Carla Bruni. Ne pas chercher "l'établissement des choses" telle est la plus grande difficultés de nos âmes bercées de "toujours" et de "jamais" qui cherchent à se rassurer. Mais surtout là où l'épicurisme est un art qui suppose connaissance, tact même, c'est qu'il demande plus que le simple abandon à tous les plaisirs qui s'offrent. Être "précis", "compartimenter", c'est savoir comme disait Epicure que : "tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est un bien, et cependant tout plaisir n'est pas à rechercher (...) chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciées par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre.". Voilà comment "être raisonnable" devient tout un art...

D'ailleurs la suite l'interview précise les modalités de cet art :

"je ne fais jamais de choses folles, je frôle les précipices mais je n’y vais pas. C’est le pragmatisme qui m’arrête : l’hygiène du corps ; je veux le contrôler, je refuse qu’il parte en vrille. Je commande mon corps, même si aucune femme ne peut vraiment dire ça ! Mon corps est mon allié, il m’est utile, je l’écoute. (...) La société commande désormais de ne plus fumer, ne plus manger, ne plus faire l’amour. Je trouve dommage que personne ne pense à avoir un jugement moral sur la saloperie, le mépris, l’indifférence, l’injustice. Ça, on ne l’interdit pas. On réglemente la volupté, ou du moins son caractère libre. Peut-être pour des raisons justes ? Peut-être qu’on légifère parce que les gens n’arrivent pas à contrôler les dosages ? Moi, je ne me sens pas vraiment concernée. Parce que je sais que l’austérité donne plus de saveur à la gourmandise. Et puis, je pense aussi à Épicure qui, contrairement à la croyance générale, ne préconise les plaisirs qu’au compte-gouttes. Sinon, il ne s’agit que de vice ou de pathologie… »

La féline italienne dans toute sa splendeur retisse donc habilement pour notre bien le lien avec une tradition perdue et noyée pendant des siècles par les contempteurs du corps, savamment torturée par la séparation cartésienne du corps et de l'esprit, et laissée pour morte par le code napoléonien.

Brice Hortefeux aurait ainsi mieux fait de discuter avec la femme du président avant de s'aventurer dans des eaux qu'il ignore!
A l'heure où la science nous confirme ce que la rumeur craignait, à savoir qu'un enfant sur 30 ne serait pas de son père officiel, il aurait été judicieux qu'il relise Ovide et son fameux Art d'aimer (au moins le livre II!), qui affirme entre autre que "ce n'est pas que, censeur rigide, je veuille te condamner à n'avoir qu'une maîtresse : m'en préservent les dieux ! Une femme mariée peut à peine tenir un semblable engagement." Pour entrer dans les secrets de cet art, loin des turpitudes politiques réactionnaires tout autant que des comportements moyen-âgeux de quelques excentriques religieux, violents et pervers, mieux vaut se taire et écouter Ovide...

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