jeudi 6 août 2009

Seul celui qui n'agit pas peut vivre selon sa nature et ses dispositions originelles - Tchouang-tseu



L'avis de houle avait été annoncé depuis la veille et pour une fois la météo ne s'était pas trompé : 1m50, glassy, petit vent de terre, marée descendante en fin d'après midi, à l'heure où les touristes ont quitté les plages. Le bonheur.

Et soudain, à peu près comme l'écrivait Jack London en 1911 dans La croisière du Snark " là bas, d’une énorme vague qui jaillit vers le ciel, semblable à quelque dieu marin quittant les remous, un homme à tête noire surgit au-dessus d’une crête neigeuse. Bientôt ses épaules, sa poitrine, tous ses membres se révèlent à nos yeux. A l’endroit où, voici quelques secondes, régnait une grande désolation et un rugissement indicible, un homme bien proportionné se dresse de toute sa hauteur. Il ne se débat pas frénétiquement dans ces remous sauvages, les monstres tout puissant ne l’engloutissent pas, ni ne l’écrasent. Calme et superbe, il les domine, en équilibre sur les sommets vertigineux, ses pieds plongés dans la mousse bouillonnante, le rideau de son corps à l’air libre et à la lumière éblouissante du soleil, il vole à travers les airs, aussi vite que la houle qui le porte. Il est un Mercure, un Mercure brun. Ses talons sont ailés, et là réside la vitesse de la mer. Du fond de la mer, il a bondi sur le dos d’une lame rugissante sur laquelle il s’accroche, malgré les efforts de celle-ci pour se débarrasser de lui."

C'était Joel Tudor en personne, débarqué de sa lointaine californie, une casquette verte vissée sur la tête, et nous faisant une démonstration de son sens incomparable de l'océan.

Il y a du félin chez lui évidemment, mais aussi du moine taoiste pour cette mise en pratique du "non-agir" dont on voit qu'il ne consiste pas en un laxisme mêlé de fainéantise et d'opportunisme.
Ce que Tudor donne en spectacle c'est un sorte d'abandon à la mouvance, à l'instabilité de chaque instant, la fluence comme dirait Jankélévitch. L'eau n'est plus, comme dans d'autres sport, et même dans le shortboard, une matière à dompter, découper, déchiqueter, sur le mode de la pensée cartésienne qui quadrille et décompose pour se "rendre comme maître et possesseur de la nature". L'élément liquide devient, sous le longboard de Tudor, comme dans le tao, une image de cette sagesse qui consiste à s'adapter avec souplesse et attention à toutes les situations, les conformations et les contours d'une nature qui nous dépasse de toute part et dont nous restons malgré tout et toujours une partie, ou plutôt un extrait au sens chimique du terme, c'est-à-dire un concentré qui participe du tout. Joel Tudor sait lui, d'un réel savoir qui nourrit son existence, que notre corps est composé de 2/3 d'eau! Et ce mélange parfait d'attention et de non-résistance, de maîtrise et d'abandon qui rend tout fluide autour de lui, cette magie où la distinction entre sujet et objet semblent s'effacer, est juste fascinante.

Face à Joel Tudor la philosophie occidentale est devenue presque aveugle, elle qui a oublié cet exercice du corps que constituaient auparavant les exercices spirituels des Grecs. Elle pour qui le savoir n'est qu'un effet de surface. Elle pour qui la nature n'est qu'une matière extérieure, un environnement à utiliser.

Et le fait qu'il soit ceinture marron de Jui jitsu ne fait que confirmer cette distance.

C'est à la lumière de cette sagesse que la lettre de Spinoza à son ami Oldenburg, en pleine guerre de religions, serait enfin compréhensible, lettre qui ne laisse de surprendre:

"je suis aise d'apprendre que les philosophes dans le cercle desquels vous vivez, restent fidèles à eux-mêmes en même temps qu'à leur pays. Il me faut attendre, pour connaître leurs travaux récents, le moment où, rassasiés de sang humain, les États en guerre s'accorderont quelque repos pour réparer leurs forces. Si ce personnage fameux qui riait de tout, vivait dans notre siècle, il mourrait de rire assurément. Pour moi, ces troubles ne m'incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine. Je ne crois pas qu'il me convienne en effet de tourner la nature en dérision, encore bien moins de me lamenter à son sujet, quand je considère que les hommes, comme les autres êtres, ne sont qu'une partie de la nature et que j'ignore comment chacune de ces parties s'accorde avec le tout, comment elle se rattache aux autres. Et c'est ce défaut seul de connaissance qui est cause que certaines choses, existant dans la nature et dont je n'ai qu'une perception incomplète et mutilée parce qu'elles s'accordent mal avec les désirs d'une âme philosophique, m'ont paru jadis vaines, sans ordre, absurdes. Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu'ils croient être leur bien, pourvu qu'il me soit permis à moi de vivre pour la vérité." .
Lettre de Spinoza à Oldenburg, 1665.

Joel Tudor et Baruch Spinoza se seraient bien entendu je crois.

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