mercredi 26 août 2009

Vivre sans travailler


Pour le magazine consacré aux placements financiers l'objectif de l'existence est clair : faire travailler son argent. Autrement dit faire travailler les autres à sa place.
Ici on pourrait s'en tenir à l'analyse toujours tristement d'actualité de Marx : le capital exploite ceux qui ne possèdent que leur force de travail.
Mais, pourrait-on rétorquer, si cette exploitation organisée a pour effet de produire des Léonard de Vinci, Rembrandt, Mozart ou Galilée, on pourrait à la limite concéder que ce n'est peut-être pas si grave, ou qu'en tout cas c'est un prix cher payé mais qui participe finalement de la grandeur de l'humanité. Les fameuses omelettes de la civilisation faites avec les nécessaires oeufs cassés du bonheur des hommes.

Pourtant lorsqu'on regarde la couverture de "Le Revenu, Le Magazine Conseil pour votre Argent" on ne peut s'empêcher de regretter un "certain âge d'or" des privilèges (que Proudhon me pardonne!), qui supposait un minimum de mérite et de grandeur. C'est ce qu'on appelle "l'aristocratie". Et ici c'est Hannah Arendt qui a sans aucun doute décrit le mieux, dès 1958, la vulgarité, la médiocrité de notre époque, qui est pourtant l'envers de la médaille de la révolution bourgeoise.

"C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité [...]. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. [...] C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire."

Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne

Mais où est donc l'aristocratie du XXIème siècle?

3 commentaires:

  1. Je trouve que tu exagères, en disant (déjà entendu dans le passé) que seul l'argent compte aux yeux de nos contemporains, ou que seuls quelques solitaires considèrent ce qu'ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie.
    Ce que je vois autour de moi, ce sont souvent des personnes qui font un métier qu'ils ont choisi parce qu'ils aiment ce qu'il font, et non en fonction du revenu à en tirer

    A+
    -Roland

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  3. Concernant l'argent ce n'est pas ce qui est écrit. Le propos vise à montrer que l'essentiel des activités humaines a été intégré dans la catégorie "métier", qui par définition consiste à vendre sa force de travail. Le travail devient alors un moyen et non plus une fin. Ce qui est catastrophique parce que lorsque certaines "activités plus hautes" deviennent un métier, les hommes politiques font carrière au lieu de défendre une vision, un projet et des convictions, les artistes font du commerce et vendent au public ce qu'il attend au lieu de le surprendre et l'élever (cf projection test aux USA, ou sélection des playlist sur NRJ par téléphone, etc) et les intellectuels sont les valets du prince et des actionnaires.

    Concernant ton entourage, le sentiment n'est jamais la preuve de quoi que ce soit : Goebbles et Eichmann adoraient ce qu'il faisaient...
    Mais surtout je ne crois pas qu'on puisse dire qu'ils font une oeuvre, non seulement au sens où la définit Hannah Arendt, mais au sens où l'humanité l'a aussi toujours reconnu.
    Ainsi, je ne prends pas grand risque à affirmer que ce qu'on fait David Guetta, Henri Crohas ou Jacques Chirac (pour en rester à la France), malgré tout leur talent, ne rentrera pas dans l'histoire, comme l'essentiel de ce qui est "produit"...depuis la fin des dernières aristocraties spirituelles.

    Depuis un demi siècle nous avons produit beaucoup et fait preuve d'une immense ingéniosité, peut-être plus qu'à nulle autre époque. Mais où est la GRANDEUR de notre époque?

    Mathieu

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