lundi 31 août 2009

Difficile liberté!



3 heures et 30 minutes. C'est le temps passé devant la télévision par les Français âgés d'au moins 4 ans. Et pour avoir une idée de ce qui est regardé il suffit d'observer les résultats d'audience. Vendredi 28 août, par exemple, 7.300.000 personnes, soit plus d'un tiers des Français (y compris les enfants et ceux qui étaient dans l'impossibilité technique d'être devant une télé!) étaient devant Koh Lanta...
20,6 millions de personnes devant la TV alors que les vacances ne sont même pas terminées pour beaucoup.

Deux questions en cette fin de vacances d'été : faut-il que le peuple s'ennuie à ce point pour passer devant un robinet à images une telle part de son temps de vie libéré de la contrainte du labeur ? Et le temps passé devant la télévision peut-il être qualifié de libre ou est-il au contraire aliéné ?

Il est toujours étonnant de voir les foules, a priori libérées des obligations professionnelles de leur vie quotidienne, reproduire sur leur lieu de vacances la même organisation et les même rythmes.
C'est ainsi, qu'en plein mois d'août, des millions de vacanciers ont passé leurs soirées du week-end, non sens s'il en est, exactement comme celles du reste de l'année avec séance de nettoyage, dépoilage, déguisement, alcoolisation, tentative de séduction dans le fatras musical orchestré par les professionnels du marché du disque et de la nuit.
L'éternel retour du même week-end, donc, mais ailleurs.

Il n'y a bien que John Travolta dans La fièvre du samedi soir pour rendre sublime un tel spectacle.

Herbert Marcuse explique très bien ce phénomène dans Éros et civilisation(1966) "L'aliénation et l'enrégimentement débordent du temps de travail sur le temps libre. C'est la longueur de la journée de travail elle-même, la routine lassante et mécanique du travail aliéné qui accomplit ce contrôle sur les loisirs, cette longueur et cette routine exigent que les loisirs soient une détente passive et une recréation de l'énergie en vue du travail futur".

Comme quoi la liberté ne se décrète pas et "l'enrégimentement déborde" jusque sur le sable des plages.

C'est pourquoi (c'est là que je voulais en venir!) toute revendication sociale doit prendre en charge la revendication de la réduction de la durée de travail, des inégalités de redistribution de la richesse créée et la défense des acquis sociaux, mais elle doit aussi nécessairement s'interroger sur l'utilisation du temps libéré (ainsi que de l'utilisation des augmentations salariales). Ici apparaît la dualité de la liberté. D'un côté la liberté négative qui a pour objectif de libérer les travailleurs de l'exploitation et des activité aliénantes. De l'autre la liberté positive qui, comme l'écrivait Jean Jaurès dans "l'art et le socialisme", doit faire "pénétrer l'art et la vie de l'art jusqu'au plus profond de la vie sociale".

Pourquoi l'art? Parce que l'art permet de se voir soi-même, de se comprendre soi-même, d'acquérir l'estime de soi, et parce qu'il ouvre des perspectives, permet d'imaginer un autre possible.

C'est ce dont s'est convaincu le jeune Jean Jaurès, âgé alors de 21 ans, et ressentant ce qu'il appelle "l'épouvante sociale" lorsqu'il fait l'expérience du spectacle de la misère ordinaire en arrivant à Paris pour intégrer l'Ecole Normale Supérieure :

"Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais "Par quel prodige ces milliers d'individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ?" Je ne voyais pas bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau ; la pensée était liée, mais d'un lien qu'elle-même ne connaissait pas. La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l'habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, Il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu'ils se confondaient avec elle."

C'est pourquoi la lutte sociale doit être relayée par une proposition politique, qui elle même repose sur une vision philosophique.

Et parce que "ce sont de grandes idées et de grands rêves qui ont fait la vie quotidienne et familière des hommes ce qu'elle est" écrit Jean Jaurès, il faut absolument échapper à l'illusion de la fatalité, du soi-disant cours nécessaire des choses, idées entretenue par ceux qui y ont intérêt.

Vive l'art et l'imagination donc, et vive quand même Travolta!

1 commentaire:

  1. la lecture de cet article me fait penser à 2 choses :

    1°) il n'y a pas que la durée du travail qui est aliénante, l'intensité du travail par l'augmentation exponentielle de la productivité individuelle, donc des cadences de travail est tout autant épuisante (on doit faire en 1 journée ce qu'il y a peu on faisait encore en 2 ou 3 jours). Voilà qui pousse aussi, et je le comprends parfaitement, même si je le regrette, à ce que le travailleur s'affale devant sa télé le soir après le boulot devant l'émission la plus "reposante" possible.

    On ne peut en faire le reproche au travailleur qui subit. C'est l'organisation du travail et de notre modèle de société qui est à revoir.

    2°) La seconde pensée qui me vient en lisant ton texte, c'est celui de la Boétie "discours sur la servitude volontaire".

    Amicalement.

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